24 octobre 2010, 30° dimanche C, Lc 18,9-14 /
« Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. [Moi] je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne ! » (Luc 18,10) Quelle prière ! Est-ce vraiment une prière ? Les traits de ce personnage peuvent nous paraître grossiers, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’une parabole qui, à la manière d’un conte, campe des personnages porteurs d’une typologie. En l’occurrence, Jésus veut donner un enseignement à ceux qui se croient justes et méprisent tous les autres… La question mise en scène, me semble-t-il, est celle de notre juste place : face à Dieu, face aux autres, face à nous-mêmes.
Quelle place face à Dieu ?
Nous retrouvons un vocabulaire en harmonie avec l’évangile de la semaine dernière, non plus celui de la justice, mais de la justesse et de la justification. L’évangile nous dit clairement que nous ne pouvons nous ajuster par des rites, par des observances, c’est-à-dire par nos propres forces, à la vie de Dieu. Une autre manière de dire que nous ne pouvons pas prétendre devenir comme Dieu par nous-mêmes et que nous ne sommes pas Dieu. Ce désir de toute puissance remonte à la petite enfance : nous croyons, au départ, être le centre du monde, et que notre mère n’existe que pour nous, puis, progressivement, nous prenons conscience qu’elle existe aussi pour d’autres : pour son mari, pour nos frères et sœurs, pour ses ami(e)s… Le « petit dieu » apprend donc, en principe petit à petit, qu’il n’est pas le centre du monde, qu’il dépend des autres, qu’il n’est pas à l’origine de sa vie, qu’il ne peut maîtriser la vie des autres. Prendre conscience de cela opère un décentrement salutaire : nous n’avons plus à maîtriser la vie ni les personnes, nous n’avons plus à être parfaits ni à porter la responsabilité des échecs et des souffrances qui nous entourent… Donner sa place à Dieu, qui est le seul maître du monde, n’est donc pas un mouvement d’humiliation, mais de libération : « Qui s’abaisse sera élevé… » (Luc 18,14)
Quelle place face aux autres ?
Nous le disions, les traits sont biens marqués, car cet homme ne semble exister que dans la comparaison, que dans la compétition, comme s’il lui fallait écraser les autres pour pouvoir exister : quel malheur ! Mais attention, l’évangile ne nous parle pas de ce personnage fictif pour que nous le jugions, mais afin qu’il joue le rôle d’un miroir grossissant. Car, bien-sûr, tous les humains participent de ces sentiments… Pour advenir à l’autonomie, à la différentiation, l’enfant en passe par la comparaison, la compétitivité, la jalousie. Et celles-ci s’installent durablement dans le cœur de chacun…. Alors que faire ? Culpabiliser ? Certainement pas… Il nous faut d’abord reconnaître cette jalousie qui nous habite, la nommer (en quoi suis-je jaloux ?) et ainsi pouvoir déjà la mettre à distance… Et la prière, ne peut-elle pas nous aider à regarder l’autre avec les yeux de Dieu : il est différent de moi, je n’existe pas par lui, je n’ai pas à me comparer à lui, il a des talents, il est aimé de Dieu de façon unique… Et même si je n’ai aucun sentiment d’affinité envers cette personne, je peux l’aimer, c’est-à-dire l’aider à se réaliser… N’est-ce pas tellement plus simple et reposant d’accepter l’autre, dans sa différence, et même de l’aider plutôt que de m’épuiser dans la comparaison, la compétition et la jalousie… Donner sa place à l’autre dans ma vie, qu’elle libération !
Quelle place face à nous-mêmes ?
Vous le pressentez bien, la question profonde au cœur de cette incapacité à se bien situer face à Dieu et aux autres concerne notre rapport à nous-mêmes, à ce que nous sommes en vérité. « Mon Dieu, prends-pitié du pécheur que je suis !… Quand ce dernier rentra chez lui, c’est lui qui était devenu juste, et non pas l’autre… » (Luc 18,13-14) Ici, l’accent est mis sur le péché, mais ailleurs dans l’Évangile, il est aussi mis sur les talents… À chacun d’en prendre conscience : Il ne s’agit pas de m’autoflageller, ou de m’automutiler en ne voyant que mon péché, mais de regarder ma vie en vérité, avec mes défauts, mes jalousies, mes incapacités à aimer, mais aussi mes talents, l’amour dont je suis capable, etc. … En me plaçant ainsi en vérité devant Dieu, sans me comparer à Lui ou aux autres, sans vouloir me justifier, alors Il peut venir guérir mes blessures. Me permettre d’unifier de nouveau ma vie, de rentrer chez moi (dans mon intériorité) justifié. C’est-à-dire de me situer de façon juste face à qui je suis en vérité. Comme les autres, avec mes talents et mes défauts, je peux alors reconnaître ma contribution singulière, unique, à la beauté du monde et au projet de Dieu qui se déploie.
Face à Dieu, aux autres, à moi-même, prendre ma juste place…
n’est-ce pas libérateur ?
Merci pour la lettre hebdomadaire et les commentaires de l’Évangile. Ils nous donnent toujours un nouveau souffle.
J’ai beaucoup apprécié ce texte, pour son contenu, et aussi parce que j’y ai perçu une suggestion/méthode/façon d’aborder les choses (je ne saurais comment nommer cela) que je trouve vraiment intéressante. «Il nous faut d’abord reconnaître cette jalousie qui nous habite, la nommer (en quoi suis-je jaloux ?) et ainsi pouvoir déjà la mettre à distance…» Reconnaître et nommer. Je vois en ces mots un outil précieux.
Je n’ai pu m’empêcher de penser aux jeunes avec qui je travaille en lisant cette lettre. Je ne peux que réfléchir aux conséquences dans notre vie d’une incompréhension de ce que devrait être notre place. Nous ne pouvons effectivement être le centre du monde à tout jamais. La liberté est-elle seulement possible si nous ne pouvons nous «situer» avec justesse dans ce monde? Qu’adviendra-t-il si ce «décentrement salutaire» (j’adore ces mots!) ne se fait pas? Si le «petit Dieu» devient grand sans accepter qu’il n’est pas le seul maître? Et comment construire une relation de confiance avec l’autre s’il craint de s’humilier en acceptant ses faiblesses et les différences entre les hommes?
Autant de questions auxquelles j’ai grandement besoin de réfléchir et qui viennent d’être éveillées par votre lettre. Et vous soulevez également un point fort intéressant sur la nature de l’amour. Aimer l’autre tel qu’il est, même s’il est différent, même si je ne le comprends pas toujours, et même s’il me dérange. J’ai l’impression que nous aurions là l’amour véritable. Aimer l’autre pour ce qu’il est, c’est une tâche immense, mais c’est LA tâche si comme vous semblez le suggérer, cela libère.
Que de questions!!!
Merci.
Cette fois enecore, le blogue a le don de nous rappeler l’essentiel que notre mémoire sélective a plus ou moins retenu de notre catéchisme. Merci!
TLV
Pour continuer dans une direction semblable à celle d’Anne-Marie, la réflexion de frère Benoît souligne plusieurs points très intéressants, dont l’idée de «décentrement salutaire», qui semble liée au «désir de toute puissance», le fait de se prendre pour un «dieu» finalement. À première vue, ça peut sembler aller de soi, mais n’est-ce pas paradoxal au fond? Après tout, est-ce qu’on ne peut pas trouver cela déstabilisant, bouleversant, de ne plus être pour soi-même le centre du monde, le centre de sa propre vie? Pourtant, il y a la suggestion claire que c’est au contraire ce qui libère, ce qui allège l’existence, une école d’humilité qui nous ouvre à Dieu, aux autres et à la joie. Que de se prétendre le centre du monde est la vraie source de souci, de perfectionnisme, de volonté de tout contrôler, de jalousie, de mépris des autres… Mais comment vivre une telle conciliation, quand nous sommes toujours «collés» à nous-mêmes par définition, avec nos désirs et nos peurs? Je veux dire, quand nos préjugés ne sont pas seulement confortables mais sécurisants, face à ces autres, ces «publicains» dérangeants et même inquiétants pour nous, «bons pharisiens»? Comment aller à l’école du «décentrement salutaire» que Jésus veut nous enseigner?
Une deuxième chose me frappe dans son commentaire. C’est l’idée de «regarder l’autre», la question de savoir comment «être avec lui». Est-ce que le pharisien «voit» seulement «ce» publicain non loin de lui? À lire le commentaire, il semble bien que non.
Le frère Benoît parle d’un côté de comparaison, de jalousie, de jugement, de volonté de s’autojustifier… et de l’autre côté il parle d’aimer l’autre, de «l’aider à se réaliser», et encore de le «regarder avec les yeux de Dieu» (expression superbe!) plutôt que les nôtres qui n’en voient peut-être que ce qu’ils veulent. Ces mots vont loin… Que veulent-ils dire? Pouvons-nous regarder l’autre avec les yeux de Dieu, tel qu’il est? Le voulons-nous? Est-ce que ce serait la façon de «le» voir puis de l’aimer à notre tour, de l’aider à se réaliser, au lieu d’être «pharisien» et de se remonter soi-même en marchant sur lui? Est-ce que ce serait aussi cela, entre autres, l’école du «décentrement salutaire», de la «libération»?
Ce sont les principales questions et réflexions qui me viennent devant ses réflexions.
Bonjour,
Quelle est ma place ? Qu’est-ce que c’est que réussir ma vie si je suis chrétien ? Je me pose aussi cette question.
Faut-il blâmer le pharisien de ne pas extorquer les fonds de ses concitoyens, soit comme voleur, soit comme collecteur d’impôts pour le compte des romains, ce qui revient au même ? Faut-il le blâmer de s’être donné les moyens de partager ses revenus avec ceux qui en sont démunis ? Faut-il le blâmer de s’abstenir de mettre le bazar dans sa vie de famille ou celle de ses voisins en évitant certaines débauches ?
Bien sûr que non. Mais une fois cela fait, d’autres pièges le guettent, d’autres attitudes dont les conséquences sont plus blâmables que celles des voleurs ou égoïstes ou adultères. Des défauts qui sont d’autant plus pervers qu’ils sont moins faciles à identifier et qualifier que ces tâches grossières, et qui montrent qu’il n’a rien compris au projet de son Père.
Le pharisien se présente devant son Père, et que fait-il DEVANT son Père ?
Regarde Père comme je suis beau. Tu as vu mes gros bras : je n’arrête pas de faire des pompes. Et ces abdos : tu as vus ? Je n’arrête pas de faire de la muscu. Je suis devenu un champion maintenant, il faut bien un exemple pour les nuls.
Où est l’amour du prochain dans ces propos ? Où est l’adhésion au projet d’une société qui prétend apporter le bonheur à tous ?
A mon avis, le Père ne voit pas les bras, ni les abdos. Il ne voit que les chevilles et la tête, qui enflent.
Il faut vivre dans la peau d’une personne catégorisée comme « nul » pour comprendre ce que cette attitude a d’insupportable.
Pour le Père, qui espère une autre relation avec son Fils lorsque celui-ci lui rend visite. Pour les « nuls », que l’attitude du Fils, loin de les aider à s’affranchir de leurs vices, les y enferme.
Je comprends mieux les colères du père Wresinsky, fondateur d’ATD quart-monde, qui fustigeait l’assistanat dans lequel certaines associations enferment leurs bénéficiaires, et les comportements de certains bénévoles.
Je comprends mieux l’attitude de mon père, qui a toujours refusé de devenir un notable dans sa commune -il dirigeait une agence bancaire en milieu rural (la Vendée) et s’était vu proposer des mandats électifs, à une époque où le curé, le banquier, l’instituteur et le maire faisaient la loi.
Je m’aperçois qu’il m’a fallu longtemps pour comprendre…
Un des vices très pervers de la méritocratie à l’occidentale, c’est que j’ai payé très cher mes expériences de vie. Et cela a considérablement durci mon cœur. Mes souffrances m’ont rendu presque méchant. Pourquoi épargner aux autres ce que j’ai subi moi-même ? Aussi, ces souffrances endurées justifient-elles des privilèges ?
Et c’est là que Jésus me montre le chemin : il a choisi de partager le destin des sacrifiés de la vie et d’offrir ce qu’il pouvait donner, gratuitement, à tout un chacun.
Je sollicite la grâce de le suivre sur ce chemin, parce que je ne m’en sens pas capable de moi-même.