Toujours dans le double objectif de m’obliger à une petite ressaisie de la semaine passée et pour vous en partager quelques éléments, j’aimerais vous parler d’inculturation… C’est une sœur coréenne, Sr. Agnès KIM, de la congrégation des sœurs de saint André, qui nous a introduits à cette problématique à travers une petite session de trois jours. J’avais, par ailleurs, déjà creusé cette question dans mes recherches liées à une théologie des religions, mais de nouveaux aspects furent ici mis en relief.
Précisions de vocabulaire…
Première remarque importante, le travail de l’inculturation ne concerne pas uniquement, comme on le croit souvent les « pays de mission », mais toute culture interpellée par l’Évangile ! Précisons d’abord le vocabulaire, trois termes se côtoient :
- L’enculturation est le processus par lequel un individu, dès sa petite enfance et tout au long de sa vie est intégré et s’intègre dans la culture de son milieu. Chaque individu est marqué par une culture particulière.
- L’acculturation désigne tous les phénomènes qui résultent du contact entre deux cultures ou deux groupes culturels : les influences réciproques, les emprunts, les imitations, les transformations, les syncrétismes… Les éléments extérieurs sont rarement repris tels quels, ils sont assimilés, transformés par la culture qui les adopte, et celle-ci est elle-même transformée par l’intégration de ces éléments nouveaux.
- L’inculturation, n’est pas un terme sociologique, mais théologique. Il en va de la rencontre entre l’Évangile et une culture. Dans la logique même de l’in-carnation, l’in-culturation est l’incarnation de la vie et du message chrétien dans une aire culturelle concrète. Non pas l’adaptation d’un message chrétien immuable à une culture, mais une façon singulière de vivre et dire l’évangile dans une culture particulière. Cette démarche d’inculturation devient alors créatrice et d’une nouvelle culture (marquée par l’Évangile), et d’une nouvelle manière de vivre et dire l’Évangile (marquée par une culture)…
Ce travail s’est opéré tout au long de l’histoire du christianisme: d’abord chez les disciples de la première génération, qui ont mis par écrit dans le Nouveau Testament, avec leurs références culturelles, leur expérience de Jésus-Christ ; ce sont, ensuite, les Pères de l’Églises, marqués par la culture hellénistique, qui vont formuler –notamment dans les premiers conciles– leur expérience de Jésus Christ ; au moyen-âge de nouvelles créations s’opèrent par la rencontre de l’Évangile avec la culture latine, hellénistique et germanique ; et ainsi de suite jusqu’au XXIème siècle.
Une culture ?
Rencontre donc de l’Évangile avec une culture, bien… mais quand on parle de culture, ici, que veut-on dire ? En fait il y a deux grandes lignes de sens, à propos du mot culture. D’une part ce qui relève de la connaissance, d’une culture générale, des lettres, des arts, des sciences etc., d’autre part ce qui relève de la façon de vivre, des us et coutumes d’un peuple. C’est, en fait, le second sens qui nous intéresse ici.
Il en va d’abord d’une opposition entre culture et nature. La culture est une création de la liberté humaine pour répondre aux grands défis de la vie liés à la nourriture, au vivre ensemble, à la mort, au sens de la vie… Chaque peuple a mis en place un système équilibré pour mener sa vie de la façon la plus harmonieuse possible. Il y a donc quelque chose de l’ordre de références communes dans une société, souvent non-dites, mais apprises et transmises. De plus chaque culture est dynamique, elle met en jeu une tradition en mouvement et surtout chaque culture forme un système, on ne peut changer un élément sans que cela influence sur d’autres éléments qui lui sont liés.
En ce sens, toute personne est cultivée, enculturée, prise dans une matrice qui lui permet de sentir, de réagir de penser… Si toute culture est ainsi précieuse, cela ne signifie pas, non plus, qu’elle échapperait à une ambivalente. Chaque culture est critiquable, sur certains de ses aspects, ne serait-ce qu’au nom du respect dû à chaque être humain. Mais plus encore, pour nous chrétiens, chaque culture est interpellée par l’Évangile…
Problématique de l’inculturation !
Dans un premier temps, les missionnaires, à partir du XVIème siècle notamment ont fait table rase des cultures rencontrées lors de l’évangélisation. Il va sans dire que cette évangélisation peu évangélique fut refusée, combattue, car il s’agissait non pas d’annoncer l’Évangile mais de substituer par la force la culture occidentale aux cultures rencontrées.
Dans un second temps, plusieurs missionnaires ont tenté alors différentes formes d’adaptations. En prenant quelques éléments de la culture rencontrée, qui paraissaient acceptables, pour « colorer » l’expérience chrétienne. En fait, cette méthode, fut nouvelle dans la forme, dans la pratique, dans sa pédagogie, mais pas dans son fondement. Car, il s’agissait toujours d’opposer l’unique vraie religion aux fausses religions. Par ailleurs, en ne prenant que quelques éléments d’une culture, le système culturel ne fonctionne plus et l’évangélisation reste superficielle et incapable de donner naissance à une véritable incarnation de l’Évangile dans cette nouvelle culture… Tout en adoptant certains aspects extérieurs du christianisme, le fond des cœurs, la conception de Dieu, du mal, du salut… ne furent guères évangélisés.
Le seul chemin possible est celui d’une inculturation, qui ne peut se faire que par les individus mêmes d’une culture donnée.
L’inculturation dans nos sociétés occidentales.
Sans reprendre, ici, la problématique des pays de missions, je m’attarde un peu sur notre propre situation. Tous constatent le décalage entre l’Église et la culture occidentale : un langage de la foi peu parlant, des expressions datées, des liturgies inadaptées, et une culture globale rendant difficile la fidélité à l’Évangile. Fondamentalement, la structure de l’Église, la façon d’enseigner un dogme sont d’un type pyramidal qui correspondait bien à une société traditionnelle également pyramidale, mais qui devient inadéquat dans une société qui fonctionne en Réseau, où chaque individu invente sa vie et son identité, où la vérité se construit à partir de multiples sources d’information. Sr Agnès Kim identifie ici plusieurs défis :
– Passer d’une Église pyramidale à une communauté de croyants
– Passer d’un enseignement d’une vérité toute faite à la conduite vers une expérience personnelle de Jésus Christ.
– Rééquilibrer la dimension rationnelle avec la dimension corporelle de l’expérience chrétienne, en faisant place au sensible et au corps.
– Repenser le rapport au temps et à l’espace, à l’aide de temps forts, d’étapes de vie à saisir, de lieux d’appartenance diversifiés et non territoriaux…
– Mieux utiliser la technologie, le son l’image, l’ambiance et pas uniquement le texte…
Vous le voyez, il s’agit bien, pour nous aussi d’une démarche d’inculturation à prendre à bras le corps ! Comment permettre à l’incarnation de se poursuivre, pour que nos cultures occidentales soient transfigurées par l’Évangile ?
J’ai bien conscience d’avoir été, à la fois un peu long et trop allusif, mais j’espère tout de même avoir ouvert en vous quelques pistes de réflexion à ce sujet… En fait, comme monsieur Jourdain, vous pratiquez déjà certainement l’inculturation sans forcément l’appeler ainsi… Alors bonne continuation !
Ca me rappelle ton topo sur le boudhisme et Henri Le Saux à l’Orangerie il y a quelques années !! Tu vois, il y a des souvenirs qui s’inculturent…
A bientôt
Cher Benoît,
Vous écrivez : « Comment permettre à l’incarnation de se poursuivre, pour que nos cultures occidentales soient transfigurées par l’Évangile ? » Que veut dire « l’incarnation » ici ? Ou plutôt, que veut dire « permettre à l’incarnation de se poursuivre » ? J’aime assez l’idée de chercher à faire en sorte que « nos cultures occidentales soient transfigurées par l’Évangile » mais « permettre à l’incarnation de se poursuivre » ne me parle pas… (?)
Vous écrivez aussi (1e §) « une théologie des religions », que veut dire cette expression ? quelle est cette chose ?
Je crois comprendre le sens général de votre « rapport » de l’étude de la semaine dernière mais ces deux points me montrent peut-être que j’ai mal compris…
Bonjour Monique,
Merci pour la demande de précisions, voici donc deux compléments…
– L’Incarnation, c’est le Verbe qui prend chair… Or si le Verbe s’est fait chair de façon unique en Jésus de Nazareth, il n’en demeure pas moins qu’en Jésus Christ ressuscité, le Verbe continue de prendre chair… C’est ce que nous célébrons dans chaque eucharistie : les chrétiens en écoutant la Parole se rendent disponible à l’action du Verbe en eux (ou à l’action du Verbe pour le monde, à travers eux) et en communiant au Corps et Sang du Christ, ils deviennent ensemble Corps du Christ ressuscité, ils sont incorporés à la vie du Ressuscité. Ils permettent ainsi à l’Incarnation de se poursuivre ! Or ce que nous célébrons dans l’eucharistie n’est qu’une cristallisation de ce qui s’opère constamment par notre vie, si nous nous rendons disponibles à l’Esprit et pour cela l’Inculturation est nécessaire…
– En ce qui concerne la « théologie des religions », il me semble que nous en avions parlé lors de notre parcours sur les grandes religions…. Cette expression veut simplement évoquer le discours théologique chrétien sur les autres religions. C’est à dire, à partir de notre foi chrétienne, quel discours pouvons-nous tenir sur les autres religions… Par exemple : sont-elles vraies ? Concourent-elles au salut de leurs membres? Font-elles partie du projet de Dieu pour l’humanité ? etc… L’expression veut distinguer ces recherches d’un discours sociologique ou historique sur les religions. Il ne s’agit pas d’une « science des religions » soit-disant neutre mais d’un discours à partir de sa foi chrétienne.
Version corrigée…
Cher Benoît,
Votre premier paragraphe m’a jetée à terre ! Vous dites « les chrétiens en écoutant la Parole se rendent disponibles à l’action du Verbe en eux, à travers eux » ; combien nous faudrait-il être conscients de ça pour éviter le complexe de supériorité dont vous parlez dans l’autre volet de votre blog ! ! Ce qui me plaît particulièrement dans ces mots, à part constater avec joie votre grande profondeur, c’est que cette vérité se dit même de celui qui ne veut pas être chrétien. Celui-là est notre défi aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, et les arguments, il nous faut les trouver ; non ? Or parler du Verbe, c’est parler du Logos, cette notion fondamentale dont parle les philosophes depuis 3000 ans, et avant eux, les poètes. Quand Héraclite dit que les humains sont insensibles au Logos, il dit la même chose que cette phrase qui parlent des chrétiens. Si Héraclite avait raison – on en parle encore après 3000 ans – , alors cela donnerait du fondement rationnel à la sorte d’enseignement que vous faites tout au long de votre paragraphe ici. Mais vous le dites : « Or ce que nous célébrons dans l’eucharistie n’est qu’une cristallisation de ce qui s’opère constamment par notre vie, si nous nous rendons disponibles à l’Esprit. » Un jeune hier m’a demandé : « Si nous respectons et reprenons sans cesse les oeuvres d’Homère, de Platon, d’Aristote, qui sont d’un âge plutôt respectable, comment se fait-il que nous rejetions avec tant de « conviction » les textes de la Bible ? Si les écrits de ces vieux-là sont des Paroles, pourquoi ne reconnaissons-nous pas dans la Bible une Parole ? » Ce garçon est un jeune de la génération du nihilisme, du « rien », du vide… C’est un cégépien comme les autres. J’ai frémi en l’entendant.
PS : j’ai compris : les erreurs n’étaient pas celles de mon malheureux ordinateur, mais les miennes ! Pardonnez-moi. Mais il est bon de mettre la faute sur les autres fussent-ils de pauvres ordinateurs… !