Une loi anéantie dans l’amour !

13 février 2011, 6ème dimanche A, Mt 5,17-37 /

En méditant ce long passage du « sermon sur la montagne », une interrogation revient souvent : ces paroles de Jésus sont-elles vraiment praticables ? Peut-on vivre au niveau de cet idéal ? Et la réponse penche spontanément du côté du non… Alors, que faire de ce texte : ne pas s’en soucier, le laisser aux utopiques, l’aménager à sa façon ? Pourtant Jésus conclura son discours par la métaphore de l’homme qui, ayant entendu ses paroles sans les mettre en pratique, est comparable à un homme ayant bâti sa maison sur le sable et dont la ruine fut complète au passage de la tempête…

Une exigence libératrice !

Par six fois, à propos du meurtre, de l’adultère, de la répudiation, des serments, de la loi du talion et de l’amour des ennemis, Jésus va opposer le précepte de la loi ancienne à sa parole : « On vous a dit… moi, je vous dis… » Non pas, « je vous dis le contraire », mais je vous demande d’aller encore plus loin dans l’esprit de la loi jusqu’à l’accomplir pleinement dans l’amour ! La première conséquence de ce discours exigeant consiste à ne pas absolutiser la formulation de la loi et, loin de peser encore plus sur nos épaules, cela est libérateur… On le sent bien ici à propos de la question de la répudiation, l’exigence plus grande de Jésus, demandant de ne pas répudier son épouse pour n’importe quelle sorte de motif, va dans le sens d’une protection des femmes, car la situation d’une femme répudiée n’était guère enviable ! Les maris ne peuvent plus se donner bonne conscience, en appliquant bêtement la loi ! Notons que ce contexte est bien éloigné du nôtre et de nos problématiques en ce domaine…

Une loi anéantie !

Je suppose que vous avez relu le texte de l’Evangile, avant cette méditation… « Celui qui convoite la femme d’un autre a déjà commis l’adultère avec elle… Celui qui maudit son frère est passible de la géhenne de feu… Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le… » Il y a de quoi frissonner sérieusement ! Heureusement, Jésus nous a parlé aussi par ses actes et par ses attitudes, notamment à travers toutes les rencontres bienveillantes de sa vie. D’une certaine manière, l’accomplissement de la loi dont Jésus parle c’est son anéantissement dans l’amour. Ne peut-on, en effet, interpréter ces propos de Jésus comme un raisonnement par l’absurde : « Pour que la loi soit efficace en vue de votre salut, voici jusqu’où vous devriez l’accomplir ! » Cela ne vous rappelle-t-il pas un autre passage : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux […] Mais alors qui peut-être sauvé ? […] Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible. » (Mt 19,24-26) Ce verset ne demande pas aux riches de faire un effort pour entrer dans le royaume, car le chameau aura beau pousser de toutes ses forces, il ne passera pas dans le trou d’une aiguille. La seule solution consiste à s’en remettre à la grâce de Dieu ! Mais alors cela veut-il dire que l’on peut vivre n’importe comment, que les exigences de l’Évangile ne sont pas à mettre en œuvre ?

Par la grâce !

Nous retrouvons ici le célèbre débat du salut par les œuvres ou par la grâce. L’excellent texte de l’accord entre Luthériens et Catholiques (puis Méthodistes) sur la Justification éclaire tout ceci merveilleusement[1]. Nos œuvres ne peuvent nous obtenir le salut : ne pas commettre l’adultère ne suffit pas, il faudrait arracher son œil, et encore… Ne pas tuer ne suffit pas, il faudrait ne jamais se mettre en colère, ni insulter son frère… Ne pas s’accrocher à ses richesses ne suffit pas, il faudrait tout vendre et le donner aux pauvres,  etc. Au contraire, c’est la grâce seule qui sauve, gratuitement, par la mort et la résurrection du Christ… Alors si on se laisse prendre par cette grâce, si on se laisse habiter par l’Esprit, qui vient nous sanctifier et nous configurer au Fils, cela ne peut que rejaillir sur nos œuvres, sur nos actes en conformité avec les exigences de l’Évangile… Ce qui dans nos vies est déjà conforme à l’Évangile atteste que nous nous laissons faire par la grâce, mais ce qui dans nos vies s’oppose à l’Évangile nous appelle à nous rendre encore plus disponibles à l’action de l’Esprit en nous ! Jésus sauve d’abord le pécheur, le libère, le guérit, puis lui dit, et nous redit sans cesse : « Va et désormais ne pèche plus ! »

La loi n’est donc pas abolie. Eclairée par les paroles et la vie de Jésus, elle nous permet de réorienter sans cesse notre vie vers une plus grande disponibilité à l’Esprit. Cependant, ce n’est pas en la réalisant parfaitement que nous éviterons « la géhenne », mais uniquement en accueillant humblement le salut offert gratuitement !

Cette loi, conduite à son accomplissement, est-elle praticable ?

En Jésus Christ certainement, puisque elle fut anéantie dans l’amour !


[1] Déclaration conjointe sur la doctrine de la justification, de la Fédération Luthérienne Mondiale et de l’Église catholique,1998

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3 réponses à Une loi anéantie dans l’amour !

  1. Monique dit :

    Cher Benoît,
    En fait, cet évangile ne se comprendrait-il pas avec la méditation de Mt 6, 1-18 ? Par ailleurs, moi, personnellement – mais ce n’est sans doute que moi parce que je suis « têteuse »* en ces matières – moi, personnellement, dis-je, je ne comprends pas que veulent dire les mots « juste », « justification », « salut », « rachat », etc., s’agissant des hommes et a fortiori s’agissant de Dieu. La Déclaration conjointe emploie ces mots à satiété : sans doute les hommes saints y comprennent-ils quelque chose. Mais moi, simple mortelle je ne comprends pas. Là où j’ai un petit espoir de comprendre, c’est que je doute de ce que ces mots se laissent représenter depuis notre expérience de la justice humaine : un malfrat, un juge, un condamné (à vie s’il le faut). Mais qu’est-ce que c’est au juste que cette justice dont on parle dans l’évangile, je n’en ai pas la moindre intuition…

    Dans les mythes anciens, on dit que le Titan Épiméthée, après avoir donné aux animaux des qualités qui leur seraient utiles : la vue perçante, les muscles puissants, la course, l’attention, etc., s’est retrouvé démuni s’agissant des hommes : il ne lui restait plus de qualités à distribuer. Prométhée intervint et donna le feu, ce qui leur permettrait, croyait-il, de s’inventer tous les arts utiles à la vie. Mais le feu ne résout pas les difficultés de la vie éthique et politique et les hommes commencèrent à dépérir. Zeus s’inquiéta et envoya Hermès porter aux hommes « la pudeur et la justice ». Dans les arts, certains sont plus habiles que d’autres, et c’est très bien ainsi ; mais pour la justice et la pudeur « que chacun en ait sa part car les sociétés ne pourraient subsister si seulement quelques hommes en étaient pourvus, dit Zeus. » « En outre », ajouta-t-il, « tu établiras cette loi en mon nom : que tout homme incapable de participer à la pudeur et à la justice doit être mis à mort comme un fléau de la cité. » — Là on voit bien la justice comme quelque chose qui régule l’organisation de la société. Quant à la pudeur… ? ? ? ?

    Mais s’il est dit que Jésus est venu pour « affiner » les premières lois, qu’est-ce que cela sera ? De quoi parle-t-il ? Aucune idée ! Pardonnez-moi de vous donner du fil à retordre !

    * Têteuse : (québécois), pourrait s’apparenter à scrupuleux, perfectionniste, inquiet, incontentable.

  2. Monique dit :

    Lu : « Pour Gabriel Marcel, le mystère est un appel à explorer. (…) Une telle approche n’est pas sans rappeler celle de saint Augustin pour qui, dans un autre contexte, le mystère n’est pas ce que l’on ne peut comprendre mais ce que l’on n’aura jamais fini de comprendre. » ( Thierry Magnin, « La philosophie morale, lieu de dialogue entre science et théologie », in ‘Science et quête de sens’, Paris, 2005, pp. 216) Avec mon histoire de justice et/ou de juste, suis-je devant un mystère ou un problème ? « Un problème », dit notre auteur en citant à nouveau G. Marcel, « est une question que nous nous posons sur des éléments considérés comme étalés devant nous, hors de nous, alors que le mystère est quelque chose dans lequel je me trouve déjà engagé tout entier, par une sorte d’unité de nature. » Bien que je trouve cela beau et que j’ai le sentiment que ça « fit »*, ça ne m’éclaire pas sur le sens des mots que je relevais ce matin. Au secours !
    * To fit : (anglais) ça convient, c’est à propos, ça cadre bien.

  3. Daniel dit :

    Pas facile en effet, Monique! Intéressante, cette distinction de Marcel entre mystère et problème… mais je voudrais surtout ajouter ceci dans la discussion: puisqu’il est question de la «Loi» que Jésus vient accomplir, et qu’il s’agit bien sûr de la Loi de Moïse plus tôt dans la Bible, cela me donne envie de revenir au point de départ de toute l’affaire, c’est-à-dire le bon vieux récit de la Genèse. Est-ce que les images qui s’y trouvent pourraient nous aider à propos de cette histoire de «justice» et de «salut»?…

    Je pense surtout à l’interprétation selon laquelle l’homme a prétendu se mêler de décider lui-même du bien et du mal selon son bon plaisir, «comme des dieux», au lieux de consentir à l’ordre des choses (ou aux «règles du jeu» disons!) posé par son Auteur. Orgueil et désobéissance, disait-on avant… Et cela a tout fait basculer: l’homme est devenu égoïste, effrayé, honteux, mortel, etc. Est-ce que ça pourrait être quelque chose comme cela, ne plus être «juste», ou «ajusté» à «ce que c’est» que l’être humain, et qu’on ne pourrait désormais plus être par nos propres moyens?

    Le commentaire très bien amené du frère Benoît m’a rappelé ceux de Jean Paul II dans sa série de catéchèses sur la théologie du corps, où il montrait que la fameuse «nudité sans honte» de la Genèse, avant la «faute», n’était pas une affaire d’ignorance ou d’inconscience, mais plutôt du fait que l’homme et la femme s’appréhendaient naturellement et spontanément comme des personnes (Lévinas dirait «des visages») jusque dans leur corps, avec tout son dynamisme propre, tandis qu’après la faute, chacun étant «maître du bien et du mal» et de là rabattu sur son propre désir, l’autre devint alors – et surtout d’abord – un «objet» potentiel à consommer «pour soi». D’où l’apparition du soupçon, de la honte, de la pudeur, de la peur, des rapports de domination, etc. En un mot: du «péché» («peccatum» en latin), qui renvoie étymologiquement à «difformité», «dysfonctionnement»…
    Bref, nous serions désormais dans une condition «désajustée» sans rien y pouvoir nous-mêmes, prisonniers d’une dynamique selon laquelle on s’entreconsomme et s’entredomine, dans tous les domaines, avec peut-être l’idée plus ou moins consciente de tirer pour soi le maximum de la vie avant de disparaître…

    Dans cette nouvelle condition, comme dit le frère Benoît, l’énoncé de «ce qu’on devrait être» que nous tient Jésus, apparaît franchement utopique, et même étouffant, inapplicable! Pourtant, est-ce qu’on ne «pressent» pas quand même que la vie irait bien mieux «ainsi»? Un beau et vain rêve, peut-être… Mais peut-être aussi qu’on aurait besoin d’un «salut» pour redevenir «juste», et que cela ne peut pas venir de nous et nos efforts mais de la «Source», de l’Auteur de toute cette aventure. «Qui» ou «quoi» d’autre y pourrait quelque chose? Et ce serait l’action de Dieu envers nous dans ce contexte qui porterait le nom, plutôt mystérieux à mes yeux aussi, de «grâce». C’est ce que je comprends en tout cas du «tour» que donne le frère Benoît à son explication, et je trouve cela stimulant… Rendu là, il reste à se demander si on croit ou non que Jésus est vraiment le Fils de Dieu, et qu’il a donc ce pouvoir pour nous. Mais c’est un autre sujet!…

    Avec tout cela, je ne prétends pas tant «répondre» que d’essayer de jeter un peu de lumière avec ces éléments. Est-ce que ça marche? Cela peut-il rendre service, Monique, sur ce que peuvent bien cacher les mots «justice», «salut», «rachat», ou si je ne fais qu’empirer l’affaire? Je ne suis pas sûr dans quelle mesure cela pourrait se compléter avec ce que tu amènes d’autre part du récit mythologique grec, avec Zeus et les autres… Tu peux reprendre le fil si tu veux. «Quel sac d’embrouilles», dirait Columbo!

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