6 mars 2011, 9ème dimanche A, Mt 7,21-27 /
Décidemment ce sermon sur la montagne nous aura donné bien du fil à retordre… Nous arrivons ce dimanche à la conclusion, tout aussi problématique que ce qui l’a précédée : « Beaucoup me diront : ‘Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons été prophètes, en ton nom que nous avons chassé les démons, en ton nom que nous avons fait beaucoup de miracles ?’ Alors je leur déclarerai : ‘Je ne vous ai jamais connus. Écartez-vous de moi, vous qui faites le mal !’ » (Mt 7,22-23) Ailleurs, pourtant, le Christ remet justement à ses disciples ces pouvoirs de guérison, d’expulsion des démons et d’annonce de la Parole. Ces actes ne sont-ils pas bons ? Ne mettent-ils pas en œuvre la volonté du Père ?
Parole et vie !
Lorsque des paroles du Christ, ou de la Bible en général, nous posent problème, il y a toujours un recours infaillible : comment le Christ a-t-il vécu cela ?… Dans une première approche, on peut dire que le Christ a passé son temps à enseigner, à chasser des démons et à faire des miracles, cela ne doit donc pas être si mal que cela. Par ailleurs, aussi bien Matthieu que Marc et Luc rapportent que Jésus a donné autorité aux Douze sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité. (cf. Mt 10,1) En même temps, il nous faut remarquer qu’à de nombreuses reprises, Jésus semble exaspéré par cette demande incessante de miracles : « Poussant un profond soupir, Jésus dit : ‘Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ?’ » (Mc 8,12) Et finalement, quel sera le signe ultime donné par Jésus ? Sa mort en croix… où justement se joue de façon extrême la soumission à la volonté du Père ! Ce qui donne une toute autre résonnance à notre passage : « il ne suffit pas de me dire Seigneur, Seigneur… mais il faut faire la volonté de mon Père » (Mt 7,21) autrement dit, le lieu d’authentification d’une vie en conformité à la volonté du Père ne se joue pas dans des succès, dans des miracles, dans du magico-religieux mais dans le don total de notre être par amour ! Aussi, « réclamer » des miracles pour la canonisation d’un saint, pose tout de même problème…
Puissance trompeuse !
Nous l’avons dit, Jésus donne à ses disciples un certain nombre de pouvoirs : ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront des serpents dans leur mains, ils pourront boire des poisons mortels, ils guériront les malades (cf. Mc 16,17-18). Mais, il met aussi en garde : « Rien ne pourra vous nuire. Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits impurs vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (Lc 17,20) Une nouvelle fois, il nous invite à sortir d’une mentalité comptable, comme si notre salut dépendait de nos œuvres, comme si notre entrée dans le Royaume dépendait d’une accumulation de bonnes actions : ‘n’est-ce pas en ton nom que nous avons fait ceci, cela et encore ceci et cela ?’ Méfions-nous de nos apparentes réussites apostoliques. Le Christ au moment ultime fut conspué par la foule de Jérusalem, abandonné de ses amis et ne sera accompagné jusqu’à la croix que de quelques femmes et d’un seul disciple… Quelle réussite ! Pourtant son nom était inscrit dans le cœur de Dieu !
Le roc de l’amour !
Une des difficultés de ce texte, et non des moindres, consiste à tenir ensemble, d’une part, que les œuvres, mêmes bonnes, ne permettent pas d’entrer dans le Royaume et, d’autre part, qu’il s’agit non seulement d’écouter les belles paroles de Jésus mais de les mettre en pratique ! On peut déjà, c’est vrai, distinguer œuvres et œuvres, le sermon sur la montagne ne parle pas de miracles à faire mais d’amour du prochain, de cohérence de vie, de quête de l’essentiel ; mais le cœur de l’interpellation se situe surtout du côté d’une intimité d’amour avec Dieu, qui passe par une intimité d’amour avec les autres : « Je ne vous ai jamais connus, écartez-vous de moi, vous qui faites le mal ». Saint Jean dira cela à longueur de pages dans ses épitres : « n’aimons pas en paroles mais en acte et dans la vérité » (1 Jn 3,18), « celui qui aime connaît Dieu. Qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu » (1 Jn 4,7-8), « celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. » (1 Jn 4,16) La mise en pratique des paroles du Christ atteste qu’on se laisse prendre par son amour, elle nous permet de construire une maison solide, sur le roc de l’amour. Mais le véritable amour étant gratuit, nul calcul possible, nulle thésaurisation possible, nulle réclamation de récompense possible, il en ira uniquement d’une reconnaissance mutuelle au moment de la rencontre ultime !
Quelle réussite cherchons-nous ?
Miracles, succès apostoliques, récompenses…
…ou intimité d’amour au jour le jour ?
Cette question de la la transmission de la tradition spirituelle s’est posée lors du passage d’une pèlerine au monastère des Dominicaines de Prouilhe (France, 1er au 4 septembre 2009). En les écoutant psalmodier, c’était difficile de comprendre que ces jeunes femmes (et leurs aînées) aient choisi de leur plein gré le langage retenu du monastère.
Coïncidence, le mardi 1er septembre, le Magnificat (no 202, p. 36) faisait allusion à un extrait du Cantique d’Ézéchias (Isaïe 38), suite à la maladie mortelle de ce roi de Juda : «Oui, tu me guériras, tu me feras vivre : mon amertume amère me conduit à la paix». — «Alors la parole de Yahvé se fit entendre à Isaïe. «Va dire à Ézéchias que j’ai entendu sa prière et que je vais le guérir». Sur ces citations de la Bible, la profane que je suis se permet de penser que le chant des sœurs dominicaines, tout autant que le témoignage des quatre témoins cités dans le blogue, sont tout à fait au diapason de la foi d’Ézéchias . . . d’où la réusssite de la démarche.
Déroutant, en effet ! Quel ou quels visage(s) a donc l’amour ? Car s’il n’est pas agir, sous quelle forme se présente-t-il ? On emploie beaucoup ce mot amour dans les évangiles, les commentaires, les homélies, les livres de spiritualité, mais souvent il m’apparaît comme désincarné, au mieux une sorte d’idéalité obscure et lointaine, au pire une sorte feeling sentimental… Pourquoi, P. Benoît, dites-vous « le roc de l’amour » ? Il me semble pourtant, mais ça n’engage que moi, que l’amour n’a pas le visage d’un roc mais plutôt d’une inquiétude, d’un tourment, d’une souffrance, même. On le reconnaît à cette sensation à la fois de manque et d’urgence, d’impuissance et de détermination insensée, non ? L’amour fait-il, ou veut-il ? Il me semble que l’amour « veut » : il veut tout de l’objet aimé, et pour toujours, n’est-ce pas une vérité qui vient de l’expérience ? C’est peut-être ce qui lui fait ce caractère intime dont vous parlez : vouloir à ce point l’objet de notre amour, ce sera assez indiscret et insolent si ça ne procédait d’une tendresse, c’est-à-dire d’un mouvement de rejoindre l’autre dans ce qu’il a de plus vrai. Jusqu’à ce fond secret, intime, qui échappe normalement à tous les regards ; puis à vouloir s’y installer. C’est peut-être comme ça que je puis comprendre votre formule « quête de l’essentiel », non ? Car enfin, si cela est vrai, alors – et c’est là le mystère – et si ce que je dis est vrai, alors c’est là que je vais, moi aussi, découvrir là mon être le plus vrai comme dans une intimité nécessairement réciproque. Il y aura alors un « nous ». Qu’il faille pratiquer ces arpèges avec le prochain avant toute chose, on le comprend… !
Est-ce que ça se repousse nécessairement, le côté «inquiétude» et le côté «roc» de l’amour? Puisque Monique parle de «visage (s)» de l’amour, avec un pluriel possible donc!…
Le frère Benoît associe le roc à la solidité, par opposition à la fragilité du sable dont parle également l’Évangile. Il semble inévitable qu’il y ait des tempêtes, mais selon la nature du sol sur lequel on a construit sa demeure, celle-ci «résistera» ou pas… Qu’est-ce à dire?
D’autre part, l’inquiétude soulignée par Monique me rappelle la description de l’amour par Platon puis saint François de Sales, selon lequel l’amour est pauvre, va nus-pieds dehors et couche sur la dure, respectueux de la liberté de l’aimé et attendant toujours sa réponse positive pour pouvoir entrer chez lui. Un peu comme Jésus selon Jean dans l’Apocalypse, qui se tient à la porte et frappe… Est-ce une inquiétude dans ce sens qui est visée, et qui serait paradoxalement un «sol» plus solide pour construire sa vie que l’égoïsme avide utilisant les autres pour soi seul? Il resterait à voir «comment», ce que Monique suggère déjà à la fin de son commentaire.
Et quelles seraient les inévitables «tempêtes» alors? La fragilité de ce qu’on peut acquérir (et perdre), le fait que nous sommes vraiment des êtres de relation et non des îles solitaires, ce qui va tôt ou tard rattraper notre égocentrisme? Quoi d’autre encore? Quelle «guérison» Dieu nous propose-t-il dans «l’amour»?
Bref, j’ai l’impression, mal dégagée encore, que les propos de Monique et du frère Benoît ne sont pas au même niveau, et que ça pourrait être complémentaire… Mais je vais m’arrêter là pour aujourd’hui!