Il y a toute sorte de silences ! Des silences habités, des silences vides, des silences pesants…
Cela étonnera peut-être plusieurs d’entre vous, mais alors que j’apprécie la musique et suis moi-même musicien, je n’écoute quasiment jamais de musique ! À la fois pour des raisons techniques (sans électricité ce n’est pas évident), mais aussi parce que je n’arrive pas à me concentrer en écoutant de la musique. C’est grâce à mon ordinateur que je pourrais écouter de la musique, mais je ne peux pas l’allumer en-dehors de mes temps de travail pour économiser la batterie… Le seul lieu où je serais disponible ce serait lors des voyages en voiture, mais la radio ne fonctionne pas dans notre voiture et le lecteur de CD ne supporte pas l’état des routes, sans parler des enceintes qui font pitié… En fait, ce n’est pas vraiment propre à ma situation matérielle actuelle, déjà durant mes années Québécoises, il en était ainsi – de façon un peu moins radicale –. J’ai besoin d’être tout disponible à ce que j’écoute, et je n’en ai que rarement l’occasion. Je regrette vraiment les beaux concerts auxquels j’ai pu participer à Québec grâce à mes généreuses amies mélomanes. Bref, je vis donc dans le silence, d’autant plus que notre communauté se trouve en pleine brousse… Mais ce silence-là ne me pèse pas ! Peut-être certain me trouvent-ils chanceux de pouvoir vivre dans le silence…
En fait, ce qui a motivé le thème de cette lettre, c’est un autre type de silence : le silence assourdissant relatif à nos frères enlevés au Congo (RDC). Depuis un mois environ, les forces armées nationales, appuyées par les forces de l’ONU, ont enfin décidé de combattre les nombreux groupes rebelles qui sévissent dans le Nord-Kivu depuis environ trois décennies… Les ADF/ Nalu ; les ADF ; Les différents groupes Maï-Maï, les FDLR, les APCLS, les FDC… J’essaie de lire, quasiment chaque jour, les nouvelles sur le site Internet de Radio Okapi, dans l’espoir que ces opérations apportent la liberté, ou au moins des nouvelles des otages : les différents responsables militaires nous disent que les opérations se passent globalement bien, à part les rebelles qui se rendent sans leurs armes… Mais depuis toutes ces semaines pas un mot sur les 700 otages aux mains de ces rebelles ! Je constate une fois de plus que la vie ne semble pas avoir le même poids, sous toutes les latitudes… Un otage français on en parle beaucoup, et au minimum au moins une fois par semaine… Mais 700 otages congolais pas un mot ! Loin de moi, l’idée d’incriminer les médias occidentaux, c’est d’abord aux peuples concernés de se bouger ! Radio okapi, n’est pas un média international, mais un média congolais, que je trouve d’un silence assourdissant !
Au noviciat aussi, nous vivons différents types de silence : les beaux silences des deux temps d’oraison quotidiens ou d’adoration hebdomadaire : chacun y est à sa tâche, un silence habité par la Parole de Dieu et sa disponibilité à la présence du Seigneur. Le temps y passe trop vite, même aux dires des novices qui sont rentrés dans ce rythme et y trouvent leur joie ! Le silence des temps de lecture et de travail en chambre, ici aussi des silences habités qui nourrissent nos esprits. Les silences à table, sont un peu plus problématiques. Comment nourrir la conversation trois fois par jour, alors que nous vivons ensemble tout au long du jour et que les tempéraments ne sont pas forcément très expressifs ? De plus dans la culture africaine on ne parle pas à table, surtout lorsqu’on est un « petit ». Heureusement de temps à autre la discussion s’anime. Mais j’aime aussi y faire la lecture, à la manière monastique, des biographies des frères qui nous ont précédés. Et puis il y a les silences pesants des conflits, des non-dits, de ce que l’on aimerait dire à l’autre et que l’on n’ose pas ! Heureusement ils sont rares…
Pour conclure, voici quelques propos de notre fondateur, le P. Emmanuel d’Alzon, qui datent de 1859 : « Une des plus grandes force de l’âme religieuse, c’est le silence. Le prophète a dit : ‘Votre force sera dans le silence et l’espoir’ (Is 30,15), c’est-à-dire la prière. Ces deux grands moyens de sanctification se donnent la main : sans le silence, point de recueillement; sans recueillement, point de vie intérieure. En effet, si je parle trop, comment puis-je espérer d’écouter en moi ce qu’y dira le Seigneur mon Dieu ?… Comment puis-je espérer de lui être uni ?… Comment puis-je me préparer à cette union, soit par des retours sur le passé, qui me feront détester mes fautes et purifier mon âme, soit par des actes d’adoration et d’amour qui veulent une grande paix et une grande solitude de l’âme ?… » (Ecrits spirituels pp.88-89)
Et vous, vous offres-vous des temps de silence ?
Cette question du silence est prenante, ma foi. Paradoxalement prenante. Car enfin, dans le silence, il n’y a rien, pas un bruit, pas un son, pas même un geste de communication ; rien. Pourquoi s’en préoccuper alors ? Pourquoi faire tout un plat avec le rien ? Pourquoi surtout en faire un enseignement pour « l’âme religieuse » selon les mots du P. d’Alzon que vous citez ?
Autre question qui surgit : à quoi le silence s’oppose-t-il ? de quoi est-il le contraire ? Les philosophes, qui de tout temps explorent tous les possibles, c’est à dire regardent une chose et son contraire, ont peu disserté sur le silence. Sur le néant, oui, sur le vide aussi, mais sur le silence… ?
Ce matin, le jardin du Montmartre croule sous le soleil claquant de notre février québécois. Pas un bruit, les arbres sont là, la lumière est là, les ombres portées sont là ; même le fleuve en contre-bas est là, immobile, figé peut-être par toute cette beauté éclatante. Puis surgit notre renard ! Un an qu’on ne l’a pas revu. Il est rigoureusement seul sur la neige, même les corneilles mal élevées restent cachées (elles connaissent bien le renard depuis Jean de La Fontaine, celles-là). Elles se cachent et se taisent. Les écureuils aussi sont curieusement absents. C’est le vide sur le jardin. Ou le silence peut-être… Mais pouvons-nous parler de silence alors ? dans toute cette abondance de beau et de nature ? Qui dit abondance dit-il silence ? Y m’semble que non ! !
Pourtant pas un bruit, pas un cris, pas une parole – je pense ici à P. Christian qui s’indignait (à haute voix) de ce que les déneigeurs violaient l’intégrité et la beauté du manteau de neige devant sa maison ! « Vous gâchez tout », criait-il. Abîmer la neige, est-ce ramener le bruit ? Qu’est-ce qui est gâché alors ? La neige là, épaisse et ultra blanche après la tempête, la neige qui vibre et brille sous le soleil, et le silence qui l’accompagne tout mouvement soudain disparu, serait-elle la métaphore de la pureté ? Le silence en serait le témoin ?
Mais, comme disait le Chinois : « Les apparences sont trompeuses, mon cher Tintin ! » Et vous en faites état quand vous montrez, Benoît, que « silence » « se dit de multiples façons » (il fallait bien que je cite Aristote !). Eh bien, c’est pas pour nous en faciliter la compréhension ! Force est de reconnaître toutefois, au cas où nous serions portés à l’oublier, que la réalité aussi est multiple et complexe – n’est-ce pas ce qui en fait sa nature tragique au sens fort de conflits, extérieurs et intérieurs, que vous évoquez très bien d’ailleurs par tous vos exemples.
D’où votre billet sur le silence, P. Benoît, était à la vérité particulièrement
« parlant » !