La vie surnaturelle est une expression chère à notre fondateur, le P. Emmanuel d’Alzon. Elle vise, je crois, une vie qui s’élève au-dessus de nos penchants naturels trop humains, une vie toujours plus configurée à la vie du Christ. À notre époque où la pensée unique, les évidences et les sentiments semblent mener nos sociétés –comme l’illustre le débat sur le mariage homosexuel en France–, combien cette méditation du P. d’Alzon, que je me propose de vous partager, me semble actuelle, malgré le langage du XIX° forcément un peu daté ! Le texte étant un peu long, je me suis permis quelques coupures. À cette première partie sur les différents dépouillements nécessaires (ci-dessous) , il faudrait ajouter par ailleurs, la seconde partie de la méditation qui invite à consentir aux idées de la foi, aux élans de l’espérance et aux exigences de l’amour divin…
SIXIEME MEDITATION : LA VIE SURNATURELLE
P. Emmanuel d’Alzon, Écrits spirituels, p. 357ss.
« Entrez dans les mêmes sentiments que Jésus-Christ. » (Phil. 11, 5)
Quitter vos sentiments et prendre ceux de Jésus-Christ : grave entreprise, et qui doit faire tout le fond de nos réflexions. Jetons un coup d’œil rapide sur tout ce dont nous sommes obligés de nous dépouiller. Quand j’aurai dit que nous sommes obligés de nous dépouiller du vieil homme, j’aurai tout dit et je n’aurai rien dit, parce qu’il faut entrer dans le détail.
1° Sacrifice de nos idées personnelles.
Le milieu où nous sommes nés, notre éducation, notre caractère, nous donnent un certain nombre d’idées qui semblent ne faire qu’un avec nous. […] Ces idées nous dominent malgré nous, et quand elles nous entraînent, nous semblons ne suivre que la pente de notre intelligence, tant elles lui sont devenues inhérentes.
Or, parmi ces idées, il en est un très grand nombre qui jaillissent d’une intelligence ignorante, faussée par l’erreur ou corrompue par les séductions des sens. Ne nous faisons pas illusion. Quelle est la source de la plupart des idées qui président à la direction de notre vie ? Avec quel effroi, si nous sommes sincères, ne devrons-nous pas répondre que presque toujours les idées les plus fausses, les plus humaines, ont présidé à ce qu’on appelle, bien à tort, une vie chrétienne !
2° Sacrifice des jugements portés à l’aide de ces idées.
Nous partons du principe que nos idées sont bonnes. Or, si elles sont ou fausses ou faussées, où arriverons-nous ? Aux jugements les plus faux, les plus erronés. Et c’est précisément ce que l’on voit tous les jours. Jugements étroits, petits, mesquins, parce que nous nous complaisons dans l’ordre d’idées le plus rétréci. […] Mais plus un être se rétrécit, se diminue, plus il se rapproche du néant et s’éloigne de Dieu. Or, c’est là où va la pente de notre dégradation. C’est de là qu’il faut sortir. C’est le joug dont il faut débarrasser notre intelligence. Mais que d’efforts à faire ! Quelle peine à se donner pour en venir là ! Surtout quand la conséquence est celle-ci : jusqu’à présent j’ai eu des idées absurdes et j’ai porté des jugements plus absurdes encore. Qui consentira à un pareil aveu ?
[…] Tant que vos jugements et vos idées seront ce qu’ils sont, vous pourrez être d’honnêtes gens, vous ne serez pas de vrais chrétiens, encore moins des religieux parfaits. […]
3° Que dirai-je du sacrifice de vos impressions ?
Sous prétexte qu’on est impressionnable, on se laisse aller à toutes sortes de sentiments, tous moins chrétiens les uns que les autres. Impressions d’impatience, de mauvaise humeur, de rancune, de jalousie. La nomenclature serait longue si je voulais tout dire. Or, combien de personnes vivent sur leurs impressions, souvent d’autant plus fausses qu’elles sont plus vives ! Les impressions ont la plus funeste influence sur la raison, à plus forte raison sur le monde surnaturel dans lequel on devrait vivre. Et une condition essentielle pour qui veut avancer dans la perfection chrétienne et religieuse, c’est de combattre ses impressions. On n’en vient pas toujours à bout, mais c’est beaucoup que d’avoir essayé.
4° J’ajoute : la vie surnaturelle exige le sacrifice de vos répugnances.
« Car la chair a les désirs contraires à ceux de l’esprit. » (Ga 5, 17) Ne nous y méprenons pas. Que de répugnances ne se dressent pas devant l’homme qui veut vivre surnaturellement ! D’abord, cette raison honnête à qui tout ce qui paraît exagéré répugne. Et que de choses ne semblent pas exagérées au chrétien qui veut porter franchement la croix de Jésus-Christ, mais qui veut encore suivre les idées du monde ! Entre les deux, il faut choisir. Et la faiblesse humaine est là pour crier : « Pitié ! Ne m’achevez pas d’un seul coup
! » Il est dur, en effet, de se soumettre à des prescriptions sévères qui semblent ou mesquines, ou cruelles, car on va jusque là : tout cela veut être immolé impitoyablement, toutes ces répugnances veulent être vaincues. Quand commencerons-nous une bonne fois ?
5° Mais il ne suffit pas de fouler aux pieds ses répugnances, il faut mettre un frein à tous les désirs humains, et l’on sait combien la chair en est tourmentée. Que de rêves où l’imagination se perd ! Il faut leur couper les ailes. Rêves de succès, rêves de domination, rêves d’influence, rêves d’affection légitime, rêves d’étude, rêves de solitude, rêves de sainteté ! Oui, ce ne sont que des rêves, et Dieu veut l’accomplissement très pur, très droit, très simple, très amoureux de sa volonté, jalouse à juste titre de toutes les usurpations, plus ou moins masquées, de sa créature, sous forme de désirs. Non, il ne faut que la volonté de Dieu. […] Mon désir, mon unique désir, c’est vous, je ne veux pas autre chose; tout le reste n’est qu’un moyen pour moi d’aller à vous, et comme vous connaissez mieux que moi le moyen de m’unir à vous, c’est à vous que je m’adresse, c’est vous que je veux, c’est sur vous seul que je veux compter pour diriger mes voies là où je vous posséderai sans partage.
6° Cela ne suffit pas. On contracte dans la vie religieuse certaines habitudes; mais parce que ce sont des habitudes, la routine s’y mêle ; elles cessent d’être surnaturelles si l’on n’y veille pas de près. Actes extérieurs excellents, intentions nulles : temps perdu pour le ciel, et non seulement perdu, mais trop souvent mal employé. S’il ne devait rien rester de la journée d’un religieux, ce serait déjà triste, mais parce que son état implique un effort continu vers la perfection, l’habitude dans les œuvres bonnes, amortissant son élan premier, lui fait perdre son énergie pour le bien; le trésor de ses bonnes œuvres diminue d’autant, ses vertus se dessèchent, l’abus des grâces commence, l’aridité se fait au fond de son âme, l’arbre ne donne plus de fruit; on le coupera, on le jettera au feu. […]
7° Enfin, vous dirai-je, voulez vous entrer dans la vie surnaturelle ? Sortez du cercle étroit de ces chrétiens grossiers, médiocres, vulgaires, qui ne prennent la loi de Dieu que par le côté rabaissé. Leur aspiration à marcher terre à terre est effrayante. Montez plus haut. Certes, plus que jamais la vie chrétienne a besoin de grandes réformes. Laissons de côté les autres, occupons-nous de nous d’abord, voyons combien notre niveau a baissé, combien il importe de le relever. Comment y parviendrez-vous, sinon par un effort constant vers la vie surnaturelle ?
Sans ironie aucune, je vous remercie, P. Benoît, de nous avertir que la méditation du P. d’Alzon a un langage très, très XIXe siècle. Pourquoi ? Pourquoi je vous remercie ? C’est que sinon, je me serais enfuie en courant ! Ce texte me fait peur ! Pas à vous ? Sans doute que je ne sais pas le lire… Sans doute que je le prends au pied de la lettre… Sans doute que je manque d’humilité… Mais non, je n’aime pas ce texte ! Je lui préfère votre Augustin, plus humain, plus magnanime, bien que tout aussi prudent. Je ne me laisserai pas aller à écrire la tristesse que me donne ce texte ; j’essayerai de vivre avec, mais en le mettant entre parenthèses, et en lui donnant l’excuse du contexte du XIXe siècle comme vous le demandez… Même ainsi, toutefois, la question demeure : était-il permis d’écrire comme ça à l’époque ? Je veux dire « vraiment » permis, tout en étant conscient qu’on avait charge d’âmes ?
Suite…
« C’est peut-être là que le bât blesse… » La phrase est aussi directe que franche ! J’avancerais que le bât blesse là où l’ignorance, où l’inconscient, règnent, je crois. Où sans doute le désir aussi manque et pour cette raison même. C’est la double ignorance socratique : ne pas savoir qu’on ne sait pas.
Qui ne connaît par cœur la parabole du jeune homme riche ? – où il ne s’agit pas seulement de se débarrasser du goût des biens matériels, il faut encore plus : « Sépare-toi de ce dont ton existence s’est encombrée et qui occupe la place même de Dieu ; là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » On la connaît cette histoire-là, mais de là à en avoir mesuré consciemment et clairement toutes les conséquences pratiques, apparaît maintenant une marge… que seul un conseiller spirituel peut aider à franchir, en effet. Le P. d’Alzon a su, selon ce que je comprends maintenant de sa méditation qui m’a fait si peur, décliner les régions du moi où logent nos expériences vives qui se sont cristallisées en trésor, « mon » trésor. Ce serait, dans un registre psychanalytique, la « jouissance » ; cette instance qui travaille en nous comme sur « une autre scène », intime, secrète et aveugle – ils ont de ces mots, les psychanalystes, mais pas tout à fait « inappropriés » toutefois ! La méditation dit : « …un certain nombre d’idées qui semblent ne faire qu’un avec nous. […] Ces idées nous dominent malgré nous, et quand elles nous entraînent, nous semblons ne suivre que la pente de notre intelligence, tant elles lui sont devenues inhérentes.» J’ajouterais : et chères. Or c’est là « la source de la plupart des idées qui président à la direction de notre vie », ajoute le P. d’Alzon – bien avant Freud…
Je ne peux maintenant rester sourde à cette méditation ; suis-je la seule ? Sans doute pas. Mais moi, quand je m’y mets, ça m’habite et c’est tant mieux. N’est-ce pas ce qui fait dire à tous ceux qui écrivent sur ce blog que votre fidélité hebdomadaire, P. Benoît, nous est très précieuse. Quitte à bousculer certains paquets de nerfs ! Certains ont la docilité plus sereine, moi pas, pardonnez-moi…
Et puis – assumons jusqu’au bout -, il y a cette phrase qui vient de je ne sais plus qui : « Certains ont peur de regarder l’invisible de peur d’y voir Dieu. » C’est peut-être là aussi que le bât blesse !
Bonjour Monique,
Je suis très étonné de ta réaction à ce texte car j’étais persuadé qu’il allait beaucoup te plaire !
– Je crois qu’il nous invite à rechercher la vérité en nous défiant de nos idées, de nos jugements, de nos sens… Saint Augustin ne dit rien d’autre, me semble-t-il, c’est juste le style qui est différent :
« O Vérité, lumière de mon cœur, ne laisse pas mes ténèbres me parler ! J’ai dérivé vers les choses d’ici-bas et je suis devenu obscurité mais de là, même de là, je t’ai profondément aimée. J’ai erré et je me suis souvenu de toi. J’ai entendu ta voix derrière moi me disant de revenir, mais j’ai mal entendu dans le tumulte des contestations.
Et maintenant voici que je reviens tout brûlant et haletant, vers ta source. Que nul ne m’en écarte ! Que j’y boive et en vive. Que moi je ne sois pas ma vie: j’ai mal vécu de moi ; je fus la mort pour moi : en toi je reprends vie. Parle-moi ; instruis-moi. J’ai mis foi dans tes livres et leurs paroles sont des mystères profonds. »
Confessions 12.10.10.
– Par ailleurs l’expérience intime de Jésus Christ et le désir de conformer sa vie à la sienne est un préliminaire pour entrer dans les détachements évoqués… C’est peut-être là que le bât blesse…
Mais il est vrai que le langage du P. d’Alzon est un peu difficile d’accès, et que les assomptionnistes, eux-mêmes, ne prennent goût aux écrits du P. d’Alzon qu’à condition de s’y atteler sérieusement, par exemple, lorsqu’on a la charge de transmettre sa spiritualité en tant que Maître des novices…
Benoît