13 mars 2011, 1er dimanche de carême A, Mt 4,1-11 /
Pour entrer en carême, ce « temps favorable » pour la vie spirituelle (cf. 2 Co 6,2), la liturgie nous propose le récit des tentations de Jésus au désert. Un texte éminemment anthropologique, puisqu’il reprend différentes dimensions de la vie humaine (l’avoir, le vouloir, le pouvoir), face auxquelles nous devons apprendre, selon l’exemple de Jésus, à nous situer de manière plus juste. Mais plutôt que de détailler ces trois aspects, interrogeons-nous sur la prémisse. L’interrogation porte d’abord sur l’identité : « Si tu es le Fils de Dieu… », et c’est la réponse de Jésus à cette question, et sa manière de comprendre cette identité, qui entraînera les réponses subséquentes sur sa manière de vivre, de décider et de donner sa vie. Il en va de même pour nous. Nous pourrions traduire ainsi la tentation fondamentale : « Si tu es un être libre, ne t’occupe ni de Dieu ni des autres, mais satisfais tes envies comme bon te semble… ». Or l’Évangile nous dit : Si tu es libre… oriente ta liberté !
Si tu es le Fils de Dieu…
Le récit des tentations au désert n’est qu’un concentré de l’unique combat que devra mener Jésus, tout au long de sa vie, à propos de son identité. Israël attendait le Messie et la plupart des textes bibliques le présentait comme le roi accompli, le nouveau David, le défenseur de la Torah, le puissant libérateur qui anéantirait l’ennemi. Cependant, quelques textes prophétiques, notamment en Isaïe, annonçaient un Messie humble, serviteur et souffrant. Or, dès cette scène au désert, l’option est claire, Jésus ne sera pas le Messie triomphant, mais bien le Fils du Dieu d’amour : un amour qui libère de tout repli sur soi, un amour qui oblige à servir la vie, un amour gratuit, sans préalable. Non, sa puissance de Fils de Dieu ne sera pas de l’ordre de la magie, ne servira pas à sa propre fin, elle sera capacité d’anéantissement, d’humilité, de don total, pour faire exister de l’altérité, de la réciprocité, de l’amour. Non, son Père ne sera pas un rival dont il devra s’affranchir, mais il sera, à la fois, abba (papa), mère, époux, épouse, ami – toutes ces figures utilisées déjà par le premier testament pour parler de Lui – et bien au-delà, encore, de ces images trop humaines. Jésus choisira donc d’emblée d’être Fils de ce Dieu-là ou, plutôt, d’accueillir ce qu’il est vraiment, Fils de Dieu… Alors il sera libre pour aimer…
Si tu es libre…
Quelle est mon identité ? Un amalgame de cellules biologiques fruit du hasard ? Un animal pensant ? Un être improbable projeté dans une vie de non-sens ? Un humain à l’horizon très terrestre… Ou un fils bien-aimé, une fille bien-aimée du Père ? Qu’est-ce qui m’empêche d’accueillir pleinement cette identité ? L’assurance que Dieu n’existe pas ? La peur de me poser la question ? Les fausses images de Dieu qui encombrent mon esprit ? La question du mal que je crois avoir résolue en niant Dieu ? Le désir de me réaliser ici-bas sans parier sur l’au-delà ? La revendication d’une indépendance libertaire ? Toutes ces questions sont légitimes, mais le combat de Jésus au désert laisse entendre qu’elles sont certainement de l’ordre de la Tentation… C’est-à-dire de l’ordre du combat à mener en moi, comme en tout être humain, pour accéder à ma vraie identité, sans me laisser prendre dans les pièges du repli sur soi, de l’instrumentalisation de l’autre, du refus d’une origine qui m’échappe etc… Ensemble de tentations qui, loin de me permettre d’accéder à la liberté, risque fort de m’enfermer dans mes conditionnements humains. Au contraire, la vie de Jésus, et celles d’un grand nombre de ses disciples, témoignent que l’acceptation de leur identité d’enfant bien-aimé les a rendus pleinement libres pour aimer jusqu’au bout !
Oriente ta liberté…
Ce temps du carême n’est-il pas favorable pour accueillir, de nouveau, mon identité d’enfant bien-aimé ? C’est-à-dire pour me libérer un peu plus –même si cela prend toute une vie– de ce qui m’empêche d’aimer ? N’est-ce pas un temps favorable pour réorienter ma liberté, pour mener le combat d’une vraie libération ? Pour ne pas me laisser mener, à mon insu, par toutes les tentations qui veulent me faire croire que mon identité réside dans mes possessions, dans mon pouvoir sur les autres, dans ma supposée liberté à faire ce que je veux ? N’est-ce pas un temps favorable pour chercher à ne plus orienter ma vie vers moi, mais vers les autres et le Tout-Autre !
Si tu es enfant de Dieu…
Si tu es libre…
Oriente ta liberté !
«Oriente ta liberté ¡»
Me vient à l’esprit un principe de bridge à propos d’une surenchère, celui de toujours tenir compte de la vulnérabilité de l’équipe (ou de celle des advesaires).
Selon moi, ce principe peut s’appliquer à notre vie spirituelle et à la réorientation de notre liberté afin de pouvoir accéder à cette véritable identité que le langage de la liturgie nous propose en ce teps de carême. Citation à l’appui :
«Heureuse fragilité ! La vulnérabilité […] est une opportunité à saisir. Elle ouvre une porte à travers laqelle Dieu nous rejoint et où nous devenons pleinement humains. » (Marie-Pierre Delorme dans Prions en Église — mars 2011, p. 75)