22 mai 2011, 5ème dimanche de Pâques A, Jn 14,1-12 /
L’évangile de ce jour commence par évoquer le trouble des disciples, alors que Jésus vient de leur annoncer, avec des mots tendres, son départ : « Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. » (Jn 13,33) Ils avaient trouvé, en lui, un phare pour leur vie, un rôle à jouer dans le monde, un roc sur lequel fonder leur demeure… et puis voici qu’il disparaît ! Est-ce que tout va s’écrouler ? La parole de consolation du Christ est étonnante ! Avant de leur annoncer, plus loin, qu’il sera toujours avec eux, qu’il leur enverra son Esprit, il commence par leur dire l’essentiel, à savoir qu’ils ont une place auprès de Dieu et qu’ils connaissent le chemin pour rejoindre cette place !
Une place unique !
Trouver sa place dans le monde, n’est-ce pas une question essentielle ? Une théologienne-psychanalyste présente ainsi la maturité affective : « Au fond, le critère n’en serait-il pas très simplement le fait d’être à sa place (place à la fois reçue et inventée), de tenir avec plaisir cette place, mais rien que cette place ? Et depuis cette place d’accepter d’être affecté par l’autre, aussi bien dans la joie que dans la peine. »[1] Je trouve que cette définition consonne très bien avec l’évangile : « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures : sinon vous aurais-je dit que j’allais vous préparer une place ?» (Jn 14,2) et ailleurs, à propos de savoir se laisser affecter par d’autres : « Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine ! » (Mt 11,17) Jésus connaît bien le cœur de l’humain et les angoisses profondes qu’il peut vivre s’il se retrouve comme un être perdu dans l’univers, sans place ni repères, sans personne avec qui partager en profondeur de la joie ou de la peine. Et donc, au moment ultime de son départ, Jésus annonce qu’une place unique est réservée à chacun pour vivre une pleine communion avec Dieu et avec les autres. Le combat pour trouver sa place dans le monde aura une fin, car cette place nous est offerte gratuitement, sans avoir à la mériter, ni à la conquérir, simplement parce que nous sommes aimés tels que nous sommes !
Une place à recevoir !
Ce qui complique souvent la recherche de sa place dans le monde, c’est le refus de ses racines, de son histoire, de ses blessures. Il y a un « déjà-là » de nos vies : la famille plus ou moins bancale dans laquelle nous sommes nés, la culture qui nous a façonné, les difficultés affectives de notre enfance, la jalousie plus ou moins bien intégrée, les joies partagées, mais aussi les blessures, les peines, etc… Il nous faut consentir à notre vie, à cette place qui nous a été donnée dans le monde sans que nous l’ayons choisie. Et c’est seulement à partir de cette place, à laquelle nous aurons consenti, qu’il nous sera possible, partiellement, d’inventer notre vie. Ce que nous vérifions par les sciences humaines, Jésus nous l’annonce aussi pour notre vie spirituelle. Il y a un « déjà-là » de notre vie spirituelle : un Père qui nous aime, qui nous a donné la vie, qui nous désire auprès de lui, des blessures dans notre relation à Dieu (et aux autres), une culture religieuse qui nous a plus ou moins bien permis de découvrir son visage, ou qui nous l’a occulté, etc… Il nous faut donc consentir à cette place, sans toujours vouloir régler nos comptes avec Dieu, avec nos parents, avec notre passé pour être capable de recevoir cette place unique qui sera la nôtre auprès de Dieu. Car c’est à partir de ce que nous sommes que Dieu nous appelle à tenir notre place auprès de lui.
Une place déjà là et à venir !
Vous comprenez bien, alors, que cette place auprès de Dieu, que Jésus nous a préparée, n’est pas une récompense que nous recevrons après la mort, mais une place à recevoir dès maintenant. Tenir sa place auprès de Dieu, c’est-à-dire sa vraie place dans le monde, consiste à vivre, d’ores et déjà, de la vie du Christ ressuscité : « Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin. » (Jn 14,4) La demeure à laquelle nous aspirons nous est déjà accessible, peut-être pas encore en plénitude, mais elle est déjà dans le chemin emprunté. Vous le savez bien, l’expérience du pèlerin de Compostelle n’est pas dans l’arrivée à Compostelle, mais dans le chemin lui-même : chemin de communion avec le divin, chemin de simplicité, chemin de solidarité. Et beaucoup se sentent un peu perdus à l’arrivée, s’ils n’avaient pas compris que la route de Compostelle n’est qu’une figure de notre pèlerinage sur terre, où nous nous habituons à tenir notre vraie place auprès de Dieu.
Une place unique,
Une place à recevoir,
Une place déjà là mais encore à venir…
[1] Nicole Jeammet, Le célibat pour Dieu, Regard psychanalytique, Cerf, 2009, p. 248
« Vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l’enfance ? écrit Alexandre Jardin dans son livre décapant « Des gens très bien » paru chez Grasset l’année dernière (p. 173) « A-t-on déjà vu, continue-t-il, un être humain exister autrement qu’à travers l’opinion cinglée qu’il se fait du réel ? » C’est le « qu’il se fait » qui attire mon attention. Une habitude ainsi se crée qui consiste à « chercher toute notre vie à nous procurer ce dont la vie nous a privés ». Freud, lui, qui a vécu cette angoisse existentielle, sorte de complexe d’Hannibal (qui n’arriva jamais à entrer dans Rome), tentera d’expliquer qu’il y a des lieux où, dans nos vies, on ne parvient jamais à arriver…
Si ce que ma réflexion m’amènera à dire est vrai, alors la question est : quel est ce « réel » dans lequel il nous faut « entrer » pour être dans le royaume des cieux, c’est-à-dire heureux ? Est-elle là « notre place » ?
Je crois qu’il est bien difficile de dire ce qu’est le « réel » ; plus facile, peut-être, de dire ce qu’est « l’irréel ». Est irréel une chose ou un phénomène qui n’a pas d’assise dans notre expérience ou notre logique, on dira : « Les merveilles de l’Orient ancien m’apparaissent comme irréelles »; ou : « Les trésors d’endurance des défricheurs des premiers temps de notre histoire nous apparaissent comme irréels aujourd’hui » ; ou encore : « J’étais tout d’un coup dans une situation comme irréelle ». Est irréel aussi quelque chose qui ne durera que l’espace d’un petit instant : telle forme d’un nuage de mon enfance qui m’apparaissait comme un mouton, par exemple, n’avait pas la solidité de la réalité.
Je serais tentée de dire que « la forêt de nos folies mal guéries de notre enfance » fait partie de l’irréel. C’est le mot « folies » qui maintenant attire mon attention, au sens où cette enfance et ces souvenirs ne sont plus aujourd’hui que des chimères vacillantes. Chimères que l’on entretient « amoureusement » dira Freud. Qui pourtant laissent des « traces neuronales », dira, lui, William James, cet important psychologue-philosophe américain. C’est là sans doute ce qui nous permet de dire qu’il y a un « déjà-là ». Mais, un saint Augustin va plus profond : s’attarder à des choses « qui passent », les peines, les regrets de l’enfance en sont, c’est faire diversion (diversio). C’est se divertir de son « vrai soi ». Voilà qui sonne pour le moins à contre-courant de la pensée contemporaine ; je vais tenter d’y aller voir…
Je serais dès lors portée à penser, moi aussi, que la place de chacun se trouve dans son « vrai moi ». Belle formule rebattue qui n’éclaire pas, pourtant. Mais Augustin encore est, me semble-t-il, lumineux là-dessus, et vous fera plaisir, P. Benoît : Augustin dit, et de différentes façons, que « tel on aime, tel on est », ou, dit autrement : « la personne se caractérise par son désir ». Puisque le désir n’est pas un organe comme le foie ou les reins, alors le désir, qui est la personne tout entière, se définit à partir de sa visée (Augustin dixit). Ainsi, désirer de l’irréel, du périssable, c’est s’éloigner de soi. Il me semble alors que notre place ne serait pas là, je veux dire que notre place ne serait pas dans le « loin de soi, le hors de soi ».
Est-ce que j’avance ? Il reste donc à me demander : que faut-il alors désirer pour être « soi », c’est-à-dire pour habiter son lieu propre ? Pour être chacun à la place qui est la sienne ? Si je m’en remets à saint Augustin, je dirai : il faut désirer, consacrer sa vie à désirer ce qui ne passe pas. Or l’embêtant, c’est que nous sommes plongés dans le temporaire, dans un monde temporaire, nous-mêmes sommes temporaires, nous passons. Mais, dit toujours Augustin – et la plupart des philosophes avant lui -, il y a une partie de moi qui n’est pas attachée dans un lieu et que le temps n’emportera pas. Là se trouve le non-relatif, c’est-à-dire l’absolu. Et l’Absolu.
En général nous ne voulons pas être arrachés de la vie, nous aimons la vie, nous la voulons pour toujours. Et la vie de notre ami aussi nous la voulons pour toujours, et son amour aussi nous le voulons, au plus profond de nous-mêmes, pour toujours. Notre intimité, notre intériorité, est cette partie de nous, cette vie en nous, qui ne passe pas. Là donc est notre vrai moi, je suppose. Vrai parce que réel. Réel parce qu’il ne passe pas.
Quand Alexandre Jardin dit que l’on cherche toute notre vie à se procurer ce dont la vie nous a privés, il faut comprendre donc (le comprend-il lui-même ?) l’éternité. L’éternité, c’est ce dont la vie terrestre, temporelle, nous prive le plus. On ne sera jamais à notre place dans le pur temporel, il faut donc entretenir le feu du désir d’éternité. Mais cette « éternité » n’a rien de romantique : l’amour est éternel, et si près de notre intimité, la justice est éternelle, l’espoir, la grandeur d’âme, la générosité, le bien, le beau, le vrai… Or tout cela se trouve dans notre être intérieur, rappelle Augustin. Notre place, dès lors, c’est notre être intérieur. Cela engage : où que nous soyons dans l’espace temporel, si notre vie intérieure n’a pas de réalité, c’est-à-dire si le désir de l’absolu n’y règne pas en maître, alors nous serons, comme vous dites, P. Benoît, « comme un être perdu dans l’univers, sans place ni repères, sans personne avec qui partager en profondeur de la joie ou de la peine ». Notre « place », c’est notre désir. Notre « vraie place », c’est le désir du Meilleur.
Du moins, c’est que je crois avoir trouvé à la méditation de votre méditation, Benoît… Grand merci. J’aime bien finalement vos petits samedis provocants ! N’ont-ils pas, tout compte fait, une haleine d’éternité ?
Si je fais le bilan de ma vie, j’ai toujours eu une belle place, deuxième enfant de la famille, étudiante, secrétaire, épouse, mère, bénévole, grand-mère. Ma place, c’est ma fonction qui est l’amour et le pardon, qui sont la volonté de Dieu. Dans la volonté de Dieu, là est ma demeure, là est ma sécurité, là est ma paix, là est le salut, là est le repos. Loué sois-Tu mon Seigneur, pour toutes les demeures où j’ai séjournées. D’autres s’en viennent, je les vois au loin car je connais le Chemin, je m’y reposerai avec Toi, éternellement.