De la liberté par consentement…

Accompagnant les jeunes novices dans leur retraite, et pensant également aux autres jeunes qui s’engagent ces jours-ci – notamment les trois novices qui, à Juvisy, vont prononcer leurs premiers vœux ce samedi 10 septembre dans notre congrégation religieuse –, je fus amené à réfléchir à cette liberté chrétienne qui consiste à consentir à ce à quoi nous sommes appelés… Comment conduire à cette liberté intérieure ? Comment s’engager aujourd’hui pour la vie ? Or, la providence aidant, quelques belles pages nourrirent ma réflexion :

Il y a quelques jours, je publiais sur le blogue quelques beaux extraits d’Adolphe Gesché sur « l’homme et son énigme » : « Tout être humain devra de plus en plus apprendre, pour être homme, à vivre l’énigme…

Homme, tu te détruirais si tu croyais arriver au bout de ta bienheureuse et salutaire énigme. » Ce qui rejaillit sur la façon de comprendre le travail de l’enseignant, du formateur. Voir la suite ici…

Poursuivant ma lecture, et passant outre quelques passages arides, je tombai de nouveau sur des pages limpides relatives à la liberté… Je ne puis m’empêcher de vous en partager de larges extraits. Le fruit à recueillir est plutôt vers la fin de ce texte, mais tenez-bon dans les préliminaires…

L’auteur situe d’abord la position de nombreux philosophes présocratiques et atomistes, partagée par un grand nombre de nos contemporains à savoir que « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » (Démocrite), c’est-à-dire de la nature : du hasard et des « lois de la nature ». Ici tout ce qui est de l’ordre de la technique, de l’art, du travail est secondaire (artificiel) et ne fait qu’agir sur le réel produit par le hasard et la nécessité. L’art (l’artisanat, la créativité…) n’est donc qu’imitation de la nature. (cf. Aristote)

Dans la tradition judéo-chrétienne nous affirmons qu’« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »

 ‟ « Au commencement, Dieu… » Dieu, c’est-à-dire cette fois un sujet, une liberté, non un hasard ou une nécessité. […] En disant Dieu, on désigne au départ des choses une intention et une volonté, et non pas la nécessité et le hasard. Ce qui est évidemment tout différent.

a) Dire Dieu au commencement, c’est déjà dire que la réalité est le résultat – ou plutôt la création – d’une liberté… Nous quittons le régime de la nécessité, pour entrer dans celui de la liberté.

b) C’est ensuite échapper à l’anonymat (du régime des lois de la nature) pour être placé d’emblée dans le règne de la personne. C’est dire, cette fois, que la création, portée par un sujet, répond à un dessein. […] Et non à un destin impersonnel et nécessaire.

c) Mettre Dieu au commencement, c’est encore dire que l’art (la technè, l’invention, la création, ici l’acte posé par Dieu) est premier, chronologiquement et essentiellement, tandis que la nature et la nécessité, elles, sont secondes (créées). La séquence grecque est renversée. […]

On devine les conséquences anthropologiques de tout ceci. L’homme grec, dominé par la nature, sera pour grande part condamné à l’imitation… L’homme judéo-chrétien, dont l’univers est gouverné par une « invention »… est donc d’emblée dans le domaine de la liberté. Ce qui revient à dire que la liberté est essentielle, qu’elle est à l’origine de l’être, qu’elle tient à la nature des choses. La liberté n’est pas conquête aléatoire et inquiète, mais développement « naturel » de l’être.

d) Placer Dieu et son geste de création au commencement, c’est dire aussi que la liberté et l’invention sont, en régime chrétien de plein droit, et du même coup étrangères à toute notion de mauvaise conscience. Je m’explique. […] Chez les Grecs, la liberté est toujours arrachée aux dieux ou à la nature. […] La liberté grecque n’est pas tout à fait permise […] ce qui implique une part inévitable de culpabilité. Les Grecs, au fond, sont peu libres. C’est ce qui explique que le factum (la fatalité) occupe chez eux une telle place. […] C’est que les Grecs précisément n’ont pas une métaphysique de la liberté : ils conquièrent celle-ci sur le plan éthique et politique, mais non point dans l’être… puisque ce qui domine c’est la nature, c’est-à-dire le hasard et la nécessité. […] Tout à la différence du paradigme chrétien de création, où la liberté est inscrite dans l’être ; où elle est vue non comme l’objet (tardif) d’un arrachement, mais comme le droit (premier) d’un don.

e) Dire Dieu à l’origine, c’est poser une altérité et sortir d’une immanence, où les lois sont celles que la nature se dicte à elle-même. […] Parler d’altérité, c’est, à l’inverse de l’immanence tautologique, poser une transcendance. C’est dire une référence, et vis-à-vis de laquelle il y a à répondre, à exercer une responsabilité. Or, là est le premier chemin, et le chemin royal, de la liberté. La liberté n’est pas d’abord possibilité de choisir – ce n’est là qu’une conséquence psychologique et morale. La liberté est d’abord cette capacité métaphysique, ce droit ontologique à assumer personnellement son destin de manière responsable, c’est-à-dire en en rendant compte. L’affirmation d’un Tiers, d’une Transcendance, d’une Altérité, loin de déprimer la liberté, l’annonce en signifiant que devant elle l’homme a droit et pouvoir de décision et de liberté parce qu’il est capable de rendre compte, ce qui ne se peut dans le cercle fermé de l’immanence. […]

Peut-être pourrait-on parler ici, à condition de bien s’entendre, de liberté de consentement ou d’approbation. À condition de bien s’entendre, car il ne s’agit pas de résignation à la fatalité – ce qui serait retomber dans le schéma grec. Parler de consentement, c’est parler ici de consentement à l’être, et précisément à l’être dont nous avons vu qu’il est posé et créé dans et pour être créateur. Cette liberté dans l’être, cette liberté métaphysique, je l’appellerais volontiers, avec Charles Morgan, « liberté de jouissance et d’accueil ». Précisément parce qu’elle n’est plus conquête arrachée, mais connivence inventive.

[…]

Car la liberté sans vis-à-vis est-elle liberté ?… La liberté commence par cette provocation de la responsabilité. C’est en ce sens qu’on peut parler, paradoxalement, de « liberté d’obéissance ». Ce qu’avait parfaitement compris saint Paul, qui voyait dans l’obéissance de la foi, la libération de toute servitude. Parce que cette obéissance est consentement à la réalité (à l’altérité), et non pas replis sur soi. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » […]

J’ai parlé de liberté de consentement – on pourrait dire aussi : liberté responsable – parce que le consentement est ici action inventive en connivence avec la création et décentrement de solitude. L’autre n’est pas agression. […]

La liberté par consentement à un don n’a rien d’une aliénation. En régime chrétien, la liberté, inscrite dans et dès la création, est une liberté « autorisée », voulue, « permise », désirée. Bref une liberté donnée, créée, attestée. […] Disons-le : l’inconvénient d’une liberté conçue comme arrachée est le risque de passer son temps dans la conquête de la liberté. En revanche, la conception d’une liberté natale et donnée, pleine et entière, permet d’acquérir d’autres biens, ceux-là même qui sont le fruit d’une liberté déjà assurée.ˮ

Extraits de Adolphe Gesché, L’Homme, collection Dieu pour penser, Cerf, Paris, 1993, p. 60-68

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2 réponses à De la liberté par consentement…

  1. Monique dit :

    Wow ! C’est du costaud, cette fois-ci ! ! Il faudra tenir bon quelques… jours, vous avez raison, P. Benoît. On y reviendra…

  2. Monique dit :

    Après quelques jours…
    Vous dites, P. Benoît, dans votre premier paragraphe : « …je fus amené à réfléchir à cette liberté chrétienne qui consiste à consentir à ce à quoi nous sommes appelés… »
    En langage grec, cette liberté de consentement aurait été formulée aussi par Pindare (6e siècle av. J.C.) en ces termes bien connus : « Deviens ce que tu es » avait-il dit dans ses Pythiques. Ou plus loin, et c’est sans doute la même chose : « Deviens un homme ». Nietzsche, lui, considère, avec mépris (et inculture), que ce consentement, cette forme de liberté, est une invention de la chrétienté. Son argument : puisque cette même liberté nous permet aussi de ne pas consentir à ce à quoi nous sommes appelés, nous ressentons de la culpabilité… et ceci est purement chrétien ! Voilà sans doute ce qui, dans l’histoire de la pensée, a pourri les intelligences et les consciences. Il est heureux que certains y reviennent avec tout l’enthousiasme qui se lit dans votre texte, Benoît !

    Hier matin, à la messe, nous chantions « Que ton règne vienne comme l’aube sur la nuit. » J’ai pensé tout de suite à votre lettre de la semaine où les extraits de Gesché nous montrent, justement, combien la venue du Fils de Dieu parmi les hommes apparaît comme l’aube après la nuit de l’Antiquité où la pensée naissante s’aiguisait petit à petit, par tâtonnements, cherchant pourtant la lumière de la vérité ; et j’étais très contente de la coïncidence… ou de la concordance. – J’ai pensé aussi, bien sûr, à quelque chose de plus iconoclaste, à savoir l’expression d’Homère dans l’Odyssée : « l’Aurore aux doigts de roses, la fille du matin ». Mais ça, c’est une autre histoire… Quoique…

    J’ai pensé surtout combien il est précieux ce devoir de dialogue (même intérieur) que nous propose votre réflexion hebdomadaire ! Les Grecs ont avancé à coups de dialogue, Jésus est venu porter la Parole, et, vous le rappelez, « il n’est pas bon que l’homme soit seul, il lui faut un autre ». L’homme est l’être de la parole ; sans un semblable, il devient fou. Je serais tentée de dire que la liberté ontologique que vous réclamez avec Gesché existe dans le fait de la parole. Or, pas un seul autre être de l’univers ne parle… D’où notre devoir de trouver de beaux textes… et de les partager. Autrement, c’est la nuit, la nuit sans aube.

    Il est bon de savoir aussi que vous avez « poursuivi votre lecture » en dépit de l’aridité du texte et de la doctrine. Cela nous met en phase avec vous : si les enseignants et les formateurs se joignent pour réfléchir à ces grandes questions, il y a espérance ; sinon, ce sera le désert et la mort du cœur. Et puis, pour emprunter encore les mots du chant d’hier matin, n’est-ce pas cela qui « éclaire et change nos vies » ? Bon, vous nous direz que le texte dit que c’est le règne de Dieu qui en venant éclairera et changera nos vies. Nous sommes d’accord. Mais la vérité que nous cherchons à rendre vivante par l’enseignement n’est-elle pas celle de Jésus, le fils de Dieu, qui dit de lui-même : Je suis la Vérité, je suis la Vie. Est-il dès lors possible de penser que le règne de Dieu s’actualise dans la vérité ? et dans la réalité vivante d’une parole partagée ? Vivante parce que partagée ? Je serais portée à le croire…

    Intéressant aussi le mot « responsabilité » qui dit d’emblée « répondre (respondere) », c’est-à-dire « répondre de… », « répondre à…». Mais qui dit aussi « prendre un engagement solennel » – le dictionnaire dit « particulièrement relatif au mariage ». D’où le verbe « épouser » et l’adjectif « sponsal »… On voit ici les notions d’appel – la réponse fait suite à un appel de l’autre (Lévinas) -, de consentement, de don, de témoignage, de rendre compte ; d’obéissance libre, donc ! Wow !

    Merci, Benoît, de nous avoir amené ces belles réflexions d’Adolphe Gesché. Vous avez un beau métier !

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