Vous vous souvenez que j’anime chaque semaine une émission de radio intitulée : « Parole d’Église pour aujourd’hui ! » où nous lisons et commentons un certain nombre de textes du magistère. Le premier trimestre fut consacré à Verbum Domini (l’exhortation apostolique post synodale sur la Parole de Dieu), puis nous sommes allez lire plus rapidement le message de Benoît XVI du 1er janvier 2012 à l’occasion de la journée mondiale de prière pour la paix. Finalement nous venons d’aborder Africae Munus, l’exhortation apostolique qui conclut les travaux de la deuxième assemblée spéciale du synode pour l’Afrique.
Je ne vais pas vous en faire un résumé, ce serait par trop laborieux, j’aimerais juste vous livrer quelques impressions. Les évêques africains rassemblés en synode, en octobre 2009, avaient conclu leurs travaux par un document de 57 propositions soumises au Saint Père. Le thème du synode portant sur l’Église en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix, les propositions des évêques allaient largement dans le sens d’une implication plus grande de l’Église dans la marche de la société africaine. Un certain nombre de propositions audacieuses demandait une plus grande implication pour peser sur les gouvernants, pour créer des lieux de formation en sciences-politiques, pour être présent dans les instances décisionnelles : « l’Église en Afrique demande d’être présente dans les institutions nationales, régionales et continentales d’Afrique », en vue de contribuer à « l’élaboration de lois justes et de politiques favorables au bien des populations » (proposition 24). Il est aussi question de créer à tous niveaux des commissions dynamiques pour la justice et la paix (proposition 15), de former la conscience politique de tous les chrétiens sans exception, en incluant dans le matériel catéchétique des éléments de la doctrine sociale de l’Église (proposition 18), d’établir une initiative africaine de paix et de solidarité grâce à laquelle l’Église locale pourrait aider à la résolution de conflits et à la consolidation de la paix (proposition 21), d’ouvrir des facultés de sciences politiques : « Les Pères synodaux sollicitent la création des facultés de sciences politiques dans les universités catholiques… Nous invitons les Conférences Épiscopales à promouvoir des programmes qui favorisent la formation de la conscience sociale à tous les niveaux, à encourager la participation de citoyens compétents et honnêtes à la politique dans les partis. » (proposition 25)
En contre point à ces propositions audacieuses, Benoît XVI a passablement infléchit les conclusions du synode dans deux directions :
D’une part, il réaffirme à mainte reprise dans Africae Munus que l’Église n’a pas à s’engager directement dans la politique, mais que son rôle est pré-politique et religieux : « Il ne fait pas de doute que la construction d’un ordre social juste relève de la compétence de la sphère politique […] Selon la doctrine sociale de l’Église : l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des États”. (cf. Caritas in Veritate)» §22
« Une des tâches de l’Église en Afrique consiste à former des consciences droites et réceptives aux exigences de la justice pour que grandissent des hommes et des femmes soucieux et capables de réaliser cet ordre social juste par leur conduite responsable. » §22
« Il est bon de répéter que, tout en distinguant le rôle des Pasteurs et celui des fidèles laïcs, la mission de l’Église n’est pas d’ordre politique. Sa fonction est d’éduquer le monde au sens religieux en proclamant le Christ. L’Église désire être le signe et la sauvegarde de la transcendance de la personne humaine. Elle doit aussi éduquer les hommes à rechercher la vérité suprême face à ce qu’ils sont et à leurs interrogations pour trouver des solutions justes à leurs problèmes. »§23
La ligne de crête entre « un engagement immédiat en politique -qui ne relève pas de la compétence directe de l’Église- et le repli ou l’évasion possible dans des théories théologiques et spirituelles » §17 n’est pas évidente… Le P. Mesmin-Prosper Massengo, secrétaire général de l’Association des conférences épiscopales d’Afrique centrale présent à Rome pour un symposium réunissant du 13 au 17 février, 70 évêques africains et européens s’interroge ainsi : « Dans nos pays, la réalisation de la paix est un défi qui demande un véritable courage prophétique. Mais nous vivons dans une absence de société civile. Là réside la difficulté de la réception d’Africae Munus, car le peuple a besoin d’être accompagné par ses pasteurs. ! » (La Croix du 16 février 2012)
D’autre part Benoît XVI insiste longuement sur la conversion de l’Église elle-même. À ses yeux, ce n’est que si elle est exemplaire dans ses fonctionnements internes que l’Église pourra jouer un vrai rôle en faveur de la justice et de la réconciliation dans la société africaine. La seconde partie se veut ainsi une réponse sans concession aux maux internes de l’Église elle-même, et notamment une adresse directe aux évêques et aux prêtres. (les proposition de l’assemblée synodale comportait bien un n° à l’adresse des prêtres mais rien sur les évêques. L’exhortation, elle, comporte 6 paragraphes sur les évêques (à comparer aux 2 paragraphes sur le respect de la création ou aux 3 paragraphes sur la bonne gouvernance des états))…
Un texte qui fait écho à l’action menée par Benoît XVI à l’encontre de certains prélats africains au comportement critiquable, voire scandaleux, qui s’est traduit par des démissions « provoquées » d’évêques ces deux dernières années, qu’il s’agisse de la Tanzanie, du Bénin, de la République centrafricaine ou du Burkina Faso, sans parler d’une destitution d’évêque – mesure rarissime – au Congo en mars 2011. Aux évêques africains, Benoît XVI tient ainsi un discours de vérité : « Votre autorité morale et votre prestance qui soutiennent l’exercice de votre pouvoir juridique, ne proviendront que de la sainteté de votre vie. » (cf. article d’Isabelle de Gaulmyn dans un n° de la Croix de novembre 2011) Pour eux comme pour les prêtres sont soulevées les questions liées à la bonne gestion des biens de l’Église, du dépassement des clivages ethniques ou nationaux, de la fidélité au célibat, de la tentation à devenir des guides politiques ou des agents sociaux, de la liberté à acquérir par rapport à ses liens familiaux etc.
Le tableau de l’Église en Afrique est donc bien dépeint : à la fois une Église dynamique, pleine de vocations et de jeunes chrétiens. Une Église qui a envie de s’impliquer au service du développement des pays et de se substituer parfois à la société civile défaillante, mais en même temps une Église rongée par ses propres maux internes… Faut-il le rappeler, cette attitude de Benoît XVI, en faveur d’une crédibilité plus grande de l’Église n’est pas propre à l’Afrique, c’est par exemple tout le chantier mis en œuvre en occident contre le fléau de la pédophilie ou encore la reprise en main, en Amérique latine, des Légionnaires du Christ … Je crois que l’Église d’Afrique aborde donc un tournant de maturité dans sa façon de se situer par rapport au monde et dans sa façon de vivre à l’interne qui portera de bons fruits !
« Un Québec indépendant et fort dans un Canada uni » a-t-on déjà écrit ici au plus fort de nos ambitions nationalistes. Ce discours se fait maintenant à la blague entre nous pour caractériser un peuple comme le nôtre qui veut tout mais rien, le beurre et l’argent du beurre. L’Église m’apparaît être de cette humeur-là. Engagez-vous mais ne vous mêlez pas des affaires politiques ! Dans des sociétés, ou des époques, où le mot « société civile » ne veut rien dire, ou dans des continents où la chose elle-même de société civile n’existe pas, c’est clair que l’éducation est requise. Et sans doute seulement elle. Or l’éducation a toujours été comprise depuis les premiers éducateurs (Homère, Socrate, les grands dramaturges grecs…) comme une oeuvre politique. Je suis consternée que le chef de l’Église catholique ne rappelle pas ça. Il semble confondre la politique comme technique de gestion des États, et le politique comme la vertu du vivre-ensemble en société (polis), et du dialogue que cela implique. Nous ne sommes pas des animaux sociaux comme les abeilles ou les loups ; nous vivons en société pour nous encourager les uns les autres à tendre vers le Bien (avec un grand B). Pour pratiquer l’amitié, c’est-à-dire l’amour. Il est selon moi très décevant que, tout Benoît XVI qu’il soit, notre pape ne retienne pas ça de ses cours hyper classiques de philosophie aristotélicienne ! Le résultat semble donner un « discours-double » (double bind) qui est au mieux dérangeant, au pire, [bien des adjectifs… !]. Dans la logique de Africæ Munus, si je me permettais d’être iconoclaste, je relèverais ce passage suave du paragraphe 23 : [Vous les prêtres et les évêques, ne vous impliquez pas auprès des problèmes sociaux et politiques car] « l’Église désire être le signe et la sauvegarde de la transcendance de la personne humaine. » Est-ce à dire que l’Église veut donner un message fort qu’il y a des humains qui peuvent et doivent se tenir à l’écart et au-dessus du sort d’autres humains ? Mobilisateur, ça, non ? Attrayant ! Et puis cette autre phrase choc du beau paragraphe 23 : « Il est bon de répéter que, tout en distinguant le rôle des Pasteurs et celui des fidèles laïcs, la mission de l’Église n’est pas d’ordre politique.» Qu’on veuille bien me pardonner ici, mais je ne crois malheureusement pas que le « rôle » des laïcs au sein de l’Église soit dans la réalité bien valorisé ; c’est surtout la « distinction » qui est bien gardée. Et enfin : « Sa fonction [de l’Église] est d’éduquer le monde au sens religieux en proclamant le Christ. » Comment proclamer le Christ en proclamant la « transcendance » de ses Pasteurs (avec un grand P – alors que « laïcs » ne mérite qu’un l minuscule !) ? Je me demande s’il ne faut pas être faits forts de nos jours pour rester fidèles à Jésus malgré ces affirmations, et ces ré-affirmations, de « castes » au sein de notre Église ! Si j’osais, je me dirais scandalisée. Surtout quand je pense à quelques pauvres bougres qui se dépensent en moultes formations, animations et autres récollections pour garder vivante et significative l’invitation du Christ à le suivre… , pour prendre au sérieux une phrase prononcée il y a 2000 ans et qui allait à peu près comme suit : « Ce que vous faites aux plus petits, aux plus humbles, aux plus pauvres, c’est à moi que vous le faites. »
Bon je suis consciente que je force un peu (!) le trait, mais il me semble que le texte, certaines parties du texte, de Benoît XVI prête le flanc à des critiques comme celles que j’esquisse ici. Y a tellement de malveillants à travers le monde… ! ! Je refuse cette fois de lui prêter une certaine naïveté, maladresse, ou ce qu’on voudra, par bienveillance. J’attendais plus, et j’attends encore plus. – Peut-être que je ne comprends rien, au fond, mais la petite étude du mot à mot du paragraphe 23 me chamboule. Si l’Église doit montrer les chemins de la sainteté – ¡ que bueno ! -, ou plutôt montrer la sainteté de ses Pasteurs, là, elle a perdu une bonne occasion. Le laïc (avec un petit l), ou la laïque (surtout elle, avec son l minuscule), doit-il toujours se taire devant la pourpre ?
Ouh là, là ! C’est tout un commentaire ! Je me sens presque mal à l’aise d’avoir peut-être trop mis en exergue cette question du rapport à la politique dans Africae Munus… La seule réaction qui me vient : Avez-vous pu lire l’exhortation dans son entier pour y saisir toutes les nuances et émettre un avis, peut-être, moins tranché ? title= »Voici le lien vers l’exhortation dans son intégralité ! » target= »_blank »>http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/apost_exhortations/documents/hf_ben-xvi_exh_20111119_africae-munus_fr.html